Il était près de midi. Franz, que j’avais rejoint plus tôt dans la matinée, me conduisait dans les rues d’un quartier de Munich légèrement excentré. Nous marchions côte à côte sur les larges trottoirs calmes. Nous croisions peu de monde. Il faisait déjà très chaud. Enfin, Franz pointa un bâtiment beige, légèrement dissimulé derrière quelques arbres. There’s one here, me dit-il.
Il y avait peu à voir, un bâtiment plus qu’ordinaire attenant à d’autres bâtiments plus qu’ordinaires dans une rue plus qu’ordinaire. Un bâtiment sans âge certain, ni moderne, ni ancien. Une façade couleur crème, une pâleur pétrie de neutralité.
Presqu’en face, un bâtiment contemporain, légèrement plus intéressant de par ses cages d’escalier entièrement vitrées, résumait plutôt bien l’atmosphère du quartier : ostensiblement rien de notable à voir ici. D’ailleurs, même sur Google Maps vous n’en verrez pas grand chose. Sa façade floutée mène à un cul-de-sac virtuel. OpenStreetMap en décrit la rue comme résidentielle. Et c’est en effet le sentiment qui s’en dégageait. Résidentiel. Ni administratif, ni commercial, ni industriel. Et pourtant, ce bâtiment beige et ce bâtiment gris n’évoquent pas l’habitat, mais ne semblent en effet ni administratifs, ni commerciaux, ni industriels. De simples bâtiments devant lesquels l’on passe sans se poser de questions quant à leur usage. De par la quiétude du quartier, peut-être. Une femme nous devança avec sa poussette.
Franz m’entraîna vers l’entrée du bâtiment aux escaliers vitrés. Quatre boîtes aux lettres grises surmontées d’une caméra de surveillance et d’une plaque de plexiglas nous y attendaient. Sur la plaque, des inscriptions à rallonge comme seule la langue allemande en a le secret. Et, tandis que la caméra nous toisait, Franz entreprit de me les traduire. Il m’expliqua que certaines ne voulaient rien dire et me proposa de sonner. Office fédéral des biens spéciaux. Administration fédérale, Département des biens spéciaux. Bureau fédéral des services financiers, Services centraux et des actifs ouverts. J’hésitais. La caméra nous fixait toujours. Ces appellations étaient manifestement destinées à prévenir toute action de ce type. Sonner ? Et pour dire quoi ? Si personne ne se sent concerné par les activités qui ont lieu quelque part, pourquoi quelqu’un chercherait-il à s’en approcher ?
Je me résignais à quitter les lieux sans en voir plus et demandais à Franz si lui même avait déjà osé sonner. Il me répondit que non, mais que puisqu’il était déjà venu faire des photos, ils le connaissaient sans doute déjà.
Nous nous séparâmes alors, nous promettant de nous retrouver à quinze heures pour la suite du parcours.
Sur la place adjacente, j’avisais la roulotte d’un primeur. Je le fis rire en lui demandant s’il pouvait m’ouvrir les deux avocats que je venais de lui acheter car je n’avais rien sur moi pour pique-niquer. Il sortit un très long couteau qui nous fit rire encore plus mais ne fit pas sourire l’autre cliente. J’avais franchement faim et le banc sous les arbres un peu plus loin me semblait particulièrement accueillant pour contrer la chaleur qui devenait étouffante.
Je profitais du calme alentour pour passer quelques appels, et baissai la voix quand une dame s’approcha dans ma direction et s’assit juste à côté de moi. Plongée dans ma conversation, je ne réalisais pas tout de suite l’absurdité de la situation : plusieurs bancs ombragés entouraient la place, et pourtant elle était venue s’asseoir juste à côté de moi. Après avoir raccroché, je tournai la tête dans sa direction, prête à engager la conversation. Mais rien. Elle restait droite, incroyablement droite, les genoux serrés avec, devant les jambes, un sac plastique contenant vraisemblablement des magazines. Je la regardais un peu, sans trop insister, mais en esquissant tout de même un sourire qui l’enjoindrait à me parler. Sinon, pourquoi s’être installée si près de moi ?
Mais toujours rien. Chaque fois que je lui jetais un regard, elle s’empressait de détourner le sien. Mais je remarquais à la longue qu’elle me regardait chaque fois que je regardais ailleurs. Je commençais alors à l’observer plus précisément.
Et je remarquais son étrangeté. Ses cheveux, qui semblaient ne pas bouger, comme empesés. Ses lunettes de soleil qui, même vues de profil, semblaient bien trop grandes pour elle. La raideur de sa posture. Sa mâchoire qui, à force de la fixer, me sembla trop carrée pour une femme si menue. Je terminai mon avocat, quelque peu gênée par cette présence, remballai mes affaires et me levai. Elle ne m’accorda pas le moindre frétillement de lèvres.
Je fis une dizaine de pas en direction de la corbeille, y jetai les restes de mes avocats, et, discrètement, la regardai une dernière fois.
Je la vis qui s’était levée et semblait à nouveau se diriger vers moi. Elle s’arrêta. Je n’étais pas très sûre d’être dans la bonne direction mais décidai d’avancer. J’hésitais entre trouver cela drôle et m’inquiéter. Mais mon hôtel me semblait être un meilleur endroit pour en décider. Je longeai donc la longue haie qui donnait presque un vague charme à cette rue décidément sans intérêt ostensible, légèrement préoccupée tout de même par la suite possible des événements.
Je décidai de me rassurer et profitai d’une interruption dans la haie pour obliquer et me retourner sans que l’on me vit. Tout cela me semblait grotesque. Mon inquiétude sans doute ridicule. Cette femme dont l’allure me rappelait les personnes qui témoignaient anonymement dans les talk shows qu’il m’arrivait de regarder, enfant. Le but même de ma venue à Munich — faire un tour de la ville non avec mon plan habituel mais avec celui créé par Franz, qui répertoriait cent-vingt cinq adresses qui avaient été ou étaient encore celles de bureaux ou locaux du BND, le Service fédéral de renseignement.
Je vis qu’elle marchait derrière moi.
à suivre.
Aude Launay