Stéphane Delorme est critique de cinéma. En tant que rédacteur en chef des Cahiers du cinéma de juillet 2009 à avril 2020, son travail éditorial s'est inscrit dans l'héritage critique de la revue, en particulier celui d'André Bazin et de Serge Daney. Durant cette période de grandes mutations du médium cinématographique, il a questionné les relations du cinéma à d'autres régimes d'images en mouvement, réinvesti le rapport des formes filmiques à la politique, interrogé les nouvelles pratiques d'apprentissage du cinéma, ou encore cartographié les tendances des cinématographies mondiales dans une actualité tourmentée. En avril 2019, il a coordonné un numéro spécial remarqué des Cahiers (n°754) intitulé « Herbier - Arbres, plantes, fleurs ». Ses deux contributions pour Palm ayant pour titre « L'Araignée » prolongent ses réflexions singulières sur le vivant. Dork Zabunyan

Il m’est arrivé une chose étrange en regardant sur Youtube Toh, è morta la nonna ! [« Voilà, elle est morte la grand-mère ! »], une comédie italienne inédite en France, réalisée par Mario Monicelli en 1969. Le générique étourdissant fait se succéder des images d’insectes sur le rythme trépidant d’une musique de Piero Piccioni qui s’amuse de synchronies ponctuelles entre le bestiaire et ses percussions avec une frénésie qui fait penser aux compositions contemporaines de Teo Usuelli pour Marco Ferreri (Break up, Dillinger est mort). Par-delà la merveille de cet orchestre d’animaux, une deuxième correspondance se fait entre le générique et les images, entre les métiers et les insectes : grouillements de gendarmes sur la troupe des acteurs ; deux fois deux sauterelles qui semblent en grande discussion pour les quatre scénaristes ; une mante religieuse pour le producteur Franco Cristaldi ; un criquet qui semble jouer des baguettes comme un chef d’orchestre pour le compositeur ; un papillon, avec un petit effet sublime de battement d’ailes auquel le tremblement de la musique fait écho pour le costumier Paolo Tommasi ; et enfin une araignée passant à l’attaque pour le maestro Mario Monicelli.

  • Mario Monicelli, Toh è morta la nonna!, 1969
  • Mario Monicelli, Toh è morta la nonna!, 1969
  • Mario Monicelli, Toh è morta la nonna!, 88min, 1969
  • Mario Monicelli, Toh è morta la nonna!, 1969
  • Mario Monicelli, Toh è morta la nonna!, 1969
  • Mario Monicelli, Toh è morta la nonna!, 88min, 1969

Troisième point de concordance : lorsque le film commence, on comprend que la nonna du titre était propriétaire d’une usine d’insecticides. Le générique prend après-coup toute sa saveur, puisque tous ces animaux sont précisément ceux qui ont été exterminés et qui peuvent s’écrier, soulagés : « Toh, è morta la nonna ! » Ce générique vaut donc multiplement pour sa force satirique, représentant gentiment l’équipe du film, donnant à voir les animaux détruits par l’usine, et, enfin, nous ne tarderons pas à le comprendre, illustrant la famille qui se déchire pour récupérer l’héritage, dans un froid jeu de massacre, les bourgeois étant traités comme des animaux de proie sous le regard d’entomologiste de Monicelli. Cette satire a subi un échec public cinglant mais, par-delà sa lourdeur, elle était en avance sur son temps sur la dénonciation de l’agriculture industrielle, et bien audacieuse par sa fin révolutionnaire : la jeunesse maoïste prend le relais et poursuit l’entreprise de désinfection de la grand-mère pour fabriquer des bombes et s’attaquer au capitalisme.

Le générique est hétérogène au reste du film et ce petit chef d’œuvre doit autant à la musique qu’à son concepteur visuel. D’après l’auteur de la mise en ligne récente du générique sur Youtube (Luigi Mittiga), il s’agit d’Iginio Lardani, alors que sa fiche imdb ne le signale pas : mais un carton final indique son nom aux côtés d’un autre (« Effets optiques : Mandelli-Lardani »), sans autre précision. Lardani est célèbre pour avoir confectionné les génériques des westerns de Sergio Leone puis de nombreux westerns spaghettis, à base de silhouettes, de split-screen ressemblant à du papier découpé et de monochromes éclatants. Preuve de son style ici, les fonds monochromes sur lesquels se dessinent les insectes de ce bestiaire pop.

Mario Monicelli, Toh è morta la nonna!, 1969



Mais il y a un trou. Il y a un moment qui échappe à cette logique virtuose, un moment qui creuse un vide. À peu près au milieu de la séquence, un noir apparaît, qui s’éternise, en contradiction avec la logique rapide du générique, et de ce noir, sort progressivement une araignée. Cette apparition casse la logique de la collection, d’autant plus que le lien avec le métier qui apparaît alors est assez distendu (chef opérateur : Luigi Kuveiller) et que cette même araignée va réapparaître en fin de générique pour le cinéaste lui-même, avec ce gag pileux : la « barbe » de l’araignée (en fait ses crochets) – même si Monicelli était moustachu. Pourquoi donc griller la cartouche de son apparition ? Cette araignée n’a rien à faire là, on dirait un accident, d’autant plus qu’une fois sortie de son trou, elle est coupée dans le mouvement. Pur plaisir gratuit de montrer un animal dans son étrangeté. Pour cela il faut ménager une absence, une distance, un plan vide, et faire venir la figure progressivement. Du fait même qu’elle apparaît, on la regarde autrement.

Mario Monicelli, Toh è morta la nonna!, 1969



Qu’est-ce qui va sortir de ce trou ? En réalité pendant un instant je n’ai pas su. Dans cette soudaine et brève dramaturgie, monte quelque chose, deux yeux surgissent en bas de l’écran, nous regardant – le seul regard-caméra du générique. J’ai alors éprouvé un sentiment de nausée, plus exactement d’écoeurement. Quelque chose de trop, d’obscène, surgissait que je n’avais jamais vu. Je n’avais jamais vu ni imaginé des yeux d’araignée. Puis le monstre s’aventure hors de son trou, les pattes s’immobilisent, il s’y prend timidement à deux fois, et monte dans le plan ce qui apparaît comme un visage. Et le corps entier n’en finit pas de monter dans le plan avec une lenteur écoeurante. Cet animal disproportionné semble aussi effrayant qu’il semble effrayé. J’ai bien conscience de ma projection anthropomorphique mais je vois de l’effroi, de la fragilité dans la force. Cette contradiction accentue le malaise. Le visage monte plein plan en me regardant, et s’esquive.

Le fait qu’on ne s’attende pas à ce trou au milieu du bestiaire du générique décuple la puissance d’évocation. C’est une mini-fiction d’horreur logée au sein d’un générique scientifique.

Mario Monicelli, Toh è morta la nonna!, 1969



Nous sommes devant un film italien, et le public italien (entre autres) a dû deviner plus vite que moi : il s’agit en réalité d’une tarentule, arachnide commun dans le sud de l’Italie. La tarentule des Pouilles ne tisse pas de toile, mais creuse des terriers. Elle a en effet une espèce de visage très troublant, contrairement à la mygale par exemple. Un regard scientifique aurait identifié huit yeux au lieu des deux yeux qui m’ont fixé avec fragilité et de ce qui m’apparaissait comme deux narines. L’exégèse s’en trouve enrichie. Qui dit tarentule dit tarentelle : cette composition excitée de percussions de Piero Piccioni mimerait-elle le rythme effréné des danses censées guérir les tarentulés en les faisant exsuder le venin ?

J’ai beau savoir que c’est une tarentule, je continue à parler de manière générique de « l’araignée ». Celle de la fin, sur le nom de Monicelli, est bien une tarentule : mais celle-ci qui monte et me regarde, c’est une araignée, un animal, une bête, un être primitif. Le mode d’apparition change tout. Je suis heureux de ne pas avoir découvert le « visage » de la tarentule par une vignette sur internet au milieu d’innombrables photos d’insectes bizarres. Mais au contraire par un plan long qui laisse le temps à l’animal de se déployer. C’est la puissance propre du cinéma qui depuis ses origines s’est évertué à décomposer le mouvement animal. On le sent monter des profondeurs, et des profondeurs du temps, comme un animal ancestral. On oublie souvent que nos rapports aux animaux impliquent le temps : tous les animaux primitifs (crocodiles, mygales, iguanes) nous touchent autrement que les autres. Il est tentant d’interpréter cette vieillesse : la grand-mère morte du titre, la nonna, est-ce elle ? Elle est la grande prédatrice de ce générique, elle a un statut à part.

Mario Monicelli, Toh è morta la nonna!, 1969



Or cette image déjoue toute attribution. Ce n’est ni la grand-mère, ni le chef opérateur, ni le réalisateur, ni même une tarentule. C’est une chose qui monte des profondeurs. C’est un mélange de mouvements, de couleurs, derrière un visage qui me regarde. Sa couleur cendrée étonne, comme si elle sortait de l’âtre. Elle est un petit morceau de noir-et-blanc (en contraste criant avec le rose du trou dont elle s’extrait) qui évoque la mygale du générique de Persona de Bergman (1966), tache noire sur lumière blanche. L’animal est le lieu de la métaphore, c’est un producteur d’images. Ce « visage » de l’araignée, ce sont les artistes qui l’ont montré : Odilon Redon dans ses estampes, Lautréamont dans la description de sa « tarentule » (alors que la tarentule sort d’un terrier) : « Chaque nuit, à l’heure où le sommeil est parvenu à son plus grand degré d’intensité, une vieille araignée de la grande espèce sort lentement sa tête d’un trou placé sur le sol, à l’une des intersections des angles de la chambre. » Soit l’image exacte du générique.

L’écœurement vient enfin de voir une chose qu’on n’aurait pas dû voir. Béla Balasz dans L’Homme visible (1924) parle ainsi de l’animal filmé par le prodige du gros plan : « C’est une image inhabituelle, mystérieuse, non naturelle de la nature qui nous apparaît soudain. Nous avons parfois l’impression d’avoir épié un mystère profond, sacré, saisi sur le vif une vie cachée, souvent secrète, comme celle des choses défendues. (…) Or voir comment sont les choses quand nous ne sommes pas là, c’est l’un des désirs métaphysiques les plus profonds de l’homme. » Il faudrait donc commencer par là : reconnaître la puissance sur la psyché du fait de voir ce qui n’est pas fait pour notre regard. De voir ce qui n’existe qu’en notre absence. Reconnaître que cette rencontre est anthropologique et métaphysique.

Un vertige me prend : cette araignée, est-ce mon angoisse qui s’anime et vient à jour ? Ou bien est-ce moi, qui suis si mal déconfiné et qui doit sortir de mon trou ? Mais le malaise dépasse mon individualité, il est lié à ce montage monstrueux d’animalité et d’humanité, à cet humain plaqué sur du vivant. Si elle me ressemble, qui suis-je ?


à suivre.


Stéphane Delorme