On sait que l’interruption récurrente des rêves nocturnes, rendue possible depuis la découverte des phases de sommeil au cours desquelles les processus oniriques sont les plus actifs, conduit à assez brève échéance à de grave déséquilibres psychiques.

Ainsi, il est vérifié que les écarts de sens que les rêves rendent visibles, non seulement se comportent comme des énigmes ouvertes à l’interprétation mais jouent également un rôle régulateur.

Délivrée des finalités et de la tension du projet, la pensée se met à errer, mais dans cette errance elle reconstitue ses forces. Or l’état de veille propose quantité de moments que l’on peut apparenter à cette fonction : non pas constamment mais lors ce qu’il faudrait appeler des phases de veille paradoxale, l’attention se relâche, la pensée part sur des routes qu’elle s’invente.

Rêverie, évasion, pensivité, c’est par ces mots que l’on désigne ces états. Passagers ou durables selon les jours, les circonstances et les tempéraments, ils relèvent tous d’une attitude générique qui est celle de la distraction.

Être distrait, c’est s’être retiré de la forme d’attention requise par les comportements sociaux. De la conversation où l’on cesse d’écouter ce qui nous est dit au cours ou à la conférence qu’on n’écoute plus, du spectacle où l’on s’ennuie à celui qu’au contraire on contemple, par exemple au cours d’un voyage en train, innombrables sont les cas de figure de cette dérive en droit infinie mais en fait composée de séquences allant de la glissade prolongée au simple étourdissement.

Mais alors même qu’en règle générale la faculté de rêver la nuit n’est ni interdite ni systématiquement interrompue (c’est seulement dans des expériences scientifiques qu’elle l’a été), la distraction est régulièrement combattue, au moins dès lors qu’interviennent les normes et les critères du monde du travail qui sont devenues, comme on le sait, absolument dominantes.

Cette volonté d’éliminer le temps rêveur a une histoire, que l’on peut faire au moins remonter à l’apparition de l’otium, qui nomme dans le monde romain ce temps retiré au temps socialement utile, même si l’on peut aller beaucoup plus loin en arrière pour rencontrer la question du temps consacré au travail – il est d’ailleurs symptomatique que les formes de vie antérieures aux mécanismes de l’accumulation, telles que l’anthropologie critique les restitue, jouent aujourd’hui un rôle de premier plan dans le débat qui porte sur les enjeux de civilisation.

Ce n’est pas un hasard si l’idée d’un monde entièrement différent, non régi par le travail et par les attentes d’un calendrier tendu, survient au moment même où l’accélération continue des derniers siècles et celle, encore augmentée, des dernières décennies, confine à l’affolement.

Alors que les logiques de contrôle mises en place semblent elles même hors de contrôle, le burning out devient le signe d’une époque ayant perdu toutes ses réserves de temps distrait. Avec ce qui provoque une telle combustion, nous sommes en effet au-delà de la simple guerre à l’oisiveté telle quelle a été entretenue par le taylorisme et les enquêtes ergonomiques commanditées par le capitalisme : ce n’est plus seulement la possibilité de lever par instants la tête qui est mise en cause, c’est la totalité du processus vivant qui est laminée par les exigences de rendement. Dans cet univers impitoyable la distraction est non seulement interdite, elle est rendue impossible.

Ici il faut faire la part des choses entre « se distraire » et « être distrait ». Se distraire, c’est occuper de manière conforme les plages de temps consenties par la société de rendement – être distrait, c’est sortir, fut-ce momentanément, de la régulation constante des schèmes comportementaux. D’un côté il y a le loisir, et son économie, de l’autre il y a l’évasion, la sortie.

Distraire la distraction du loisir pour l’approprier entièrement à son potentiel libérateur, telle pourrait être la définition d’un programme politique pour les temps qui viennent, et il est à souligner qu’il se situerait comme tel dans le prolongement de tout ce qui fut rêvé contre le travail aliéné depuis qu’il a été défini, avec une très grande précision, par Marx.

Ce potentiel de libération, il faudrait savoir le repérer et pouvoir le recueillir dans ses innombrables et parfois infimes éclosions. Discrètes, furtives, solitaires, ces éclosions ne constituent pas en tant que telles des actes et encore moins des actes militants. Mais sur les bords de la vie active et productive, elles agissent malgré tout, à la façon d’une réserve de temps qui à la fois se dilapide et se tient prête, et si l’on était capable d’en recueillir l’énergie, on verrait vite qu’elle est fabuleuse.

Le plus probable est qu’il y ait dans les pratiques artistiques un détournement de cette force. La distraction, par la façon dont elle surgit, vient forcément au devant de ce qui se cherche. Mais elle doit rester libre et flottante et s’il est certain qu’à travers elle c’est une autre attention qui vient, une attention plus fine, émancipée, rien ne serait plus triste que de la transformer en une sorte d’assistante prête à épauler les opérations de l’art ou de la pensée. Elle ne peut être que vagabonde et si elle ne l’est pas elle périt.

En termes de cinéma, de montage, imaginons une longue séquence et puis soudain un plan qui l’interrompt – un plan venu d’ailleurs ou qui regarde ailleurs un plan qui est par rapport à la tenue et au suivi du récit une évasion et un envoi.

Les films qui n’ont pas en eux de tels plans sont des films dans lesquels le cinéma ne parvient pas à s’ouvrir. Ces plans sont les allégories de la distraction. On peut imaginer aussi un panoramique qui ne serait que cela, un regard distrait porté sur le monde et dont on découvrirait soudain qu’en lui toute la tension du vivant est venue palpiter.



Jean-Christophe Bailly
Paris le 11/01/2021