En 1972, l’atmosphériste James Lovelock entreprit un voyage scientifique sur le navire Shackleton pour mesurer la teneur atmosphérique en sulfure de diméthyle (DMS) en différents points du globe. Le DMS est le composé organosulfuré le plus abondant dans l’eau de mer et est produit naturellement par la transformation bactérienne. Volatile, il se diffuse vers l’atmosphère. Lovelock conclut que les organismes marins ont un rôle régulateur majeur dans la diffusion du DMS, révélant une boucle de rétroaction climatique corrélant la production de DMS par le phytoplancton marin avec l’albédo des nuages. Cette observation l’a poussé à publier la même année le premier article sur le mécanisme de Gaïa : « Gaia as seen through the atmosphere »1. Par ailleurs, on estime que 50 à 80% de la production d’oxygène sur Terre provient de l’océan : du plancton océanique, des algues et de certaines bactéries capables de photosynthétiser. Une espèce particulière, le plus petit organisme photosynthétique terrestre, la cyanobactérie Prochlorococcus, produit à elle seule jusqu’à 20 % de l’oxygène de toute notre biosphère. Ce pourcentage est plus élevé que celui de toutes les forêts tropicales terrestres réunies. Cela montre à quel point le phytoplancton et les algues sont importants pour l’équilibre de la biosphère. Cependant, avec le nombre croissant de marées vertes, d’efflorescences algales, de mers de sargasses, les algues et cyanobactéries ont acquis une mauvaise réputation, même si les causes de ces proliférations sont le changement climatique, l’acidification des océans et le réchauffement de la planète, les rejets de produits chimiques et de nutriments provenant de la déforestation, des industries pétro chimiques, de l’élevage animal industriel et d’autres causes anthropiques. L’urgence de la crise environnementale exige un changement vers une société à faible émission de carbone, vers des énergies durables, des alternatives alimentaires et de nouvelles manières de vivre.

Pourtant, les algues offrent un immense potentiel pour surmonter les catastrophes environnementales de l’Anthropocène. Les algues peuvent être utilisées comme biocarburants, biomatériaux, en pharmaceutique et cosmétique. Leur rôle nutritionnel est reconnu, les algues sont riches en protéines, minéraux, acides gras et vitamines. Les cyanobactéries classées sous le nom de spiruline ou la micro-algue chlorelle sont des alternatives alimentaires prometteuses et les cultures alimentaires de l’Asie du Nord-Est n’ont pas attendu les crises environnementales du XXème siècle pour intégrer les macro-algues comme le Kombu, le Wakame, la Porphyra (Nori), dans leur alimentation. La saveur Umami de l’algue Kombu a été découverte dès le début du 20ème siècle. La maîtrise du cycle de vie de l’algue Nori par la scientifique britannique Kathleen Drew-Baker2 après la Seconde guerre mondiale a permis de sauver une industrie alimentaire dévastée par les bombardements des fonds marins japonais à un moment où la population était en cruel besoin de nourriture après les catastrophes nucléaires de Nagasaki et Hiroshima. Une étude scientifique plus récente menée à la Station Biologique de Roscoff3 dans le Finistère a même décrit comment le microbiote des Japonais avait connu un transfert de gènes latéral évolutif pour mieux digérer l’algue Nori. Alors, comment intégrer davantage les algues dans le régime alimentaire mondial ? Comment pouvons-nous servir plus d’algues sur nos tables ?

Dans la vie marine, de nombreuses espèces (limace Elysia Chlorotica, poisson zèbre, Costasiella Kuroshimae ou mouton de mer, etc.) ont même réussi à intégrer des micro-algues dans leurs tissus au cours de leur évolution afin de bénéficier de leur photosynthèse. La biologiste de l’évolution Lynn Margulis aime mentionner le ver marin de Roscoff en Bretagne, le Symsagittifera roscoffensis, une espèce entièrement photosymbiotique qui ingère mais ne digère pas sa micro-algue symbiotique, la conservant dans ses tissus pour vivre entièrement de sa photosynthèse. Dans L’Univers bactériel, Lynn Margulis & Dorion Sagan spéculent sur cet animal-algue et poussent la réflexion vers un futur « Homo Photosyntheticus » de l’espèce humaine, un futur de notre évolution où l’humain deviendrait intégralement phototrophe, humain-plante sans aucun besoin de se nourrir4, se rapprochant ainsi des premières spéculations sur l’autotrophie de l’humanité de Vladimir Vernadski 5, le scientifique qui a défini la notion de Biosphère dans les années 1920. Plus récemment, ces photosymbioses marines ont inspiré la recherche médicale et biomédicale. De nombreuses équipes de recherche tentent de tirer parti de cette logique photosymbiotique pour intégrer des micro-algues sur ou dans des tissus humains endommagés afin de bénéficier de leur photosynthèse pour les régénérer6. Les spéculations de Lynn Margulis et Vladimir Vernadski inspirent également les bio-artistes spéculatifs et les auteurs de science-fiction. De Quimera Rosa7 à Špela Petrič & Robertina Šebjanič8, d’Ursula Le Guin à Kim Stanley Robinson9, c’est un futur « Homo Photosyntheticus » qui semble s’ouvrir à l’humanité.

Alors comment s’inspirer de cette direction spéculative vers un « Homo Photosyntheticus » ? Lynn Margulis et Dorion Sagan l’envisagent pour permettre aux humains de devenir multi-planétaires. Le programme MELISSA (Micro-Ecological Life Support System Alternative) de l’Agence spatiale européenne (ESA)10 réfléchit à des systèmes circulaires pour la vie sur d’autres planètes, imaginant la culture de la spiruline comme source alternative de nourriture et d’oxygène11. Le laboratoire Modèles Marins Multicellulaires12 de la Station Biologique de Roscoff prévoit d’étudier le ver de Roscoff dans l’espace pour mieux comprendre son cycle de vie photosymbiotique et ses capacités de régénération tissulaire13. Pourquoi ? Peut-être parce que nous connaissons encore trop peu les océans, les holobiontes et la vie des algues, ces protistes qui « queerisent » la taxonomie conventionnelle. L’objectif est-il de passer du fond de l’océan à l’espace pour revenir sur la Terre, la Planète Océan ? Pour quitter enfin l’Anthropocène et entrer dans le Chthulucène14 que la philosophe et zoologue Donna Haraway appelle de ses vœux ?

Ces quelques mots synthétisent les axes de la recherche artistique que nous menons et déclinons depuis 2021 sous plusieurs formes : écrits, vidéos, ateliers, conférences, installations, objets d’art, performances. Ils dessinent aussi la trame d’un documentaire de création en cours de réalisation. Ainsi, au fil des mois de cette nouvelle édition de PALM, nous vous proposerons de prendre connaissance de quelques uns des volets de cette recherche au travers d’écrits et de vidéos : entretiens avec les artistes Špela Petrič & Robertina Šebjanič, le collectif d’artistes Quimera Rosa, les scientifiques du programme MELISSA de l’Agence Spatiale Européenne, le Prof. Hideo Iwasaki, directeur de la plateforme de recherche bioésthétique metaPhorest à l’Université Waseda de Tokyo, et un journal filmé à la rencontre du mémorial Kathleen Drew-Baker à Kumamoto dans l’île de Kyushu au Japon.

Ewen Chardronnet & Maya Minder

"La préparation de Porphyra", Seaweed Industries of Japan, Bulletin of the Bureau of Fisheries, Vol.24, 1904, Washington, DC: Government Printing Office, p. 160. Domaine public.

1 J. E. Lovelock, « Gaia as seen through the atmosphere », P. Westbroek & E. W. deJong (eds.), Biomineralization and Biological Metal Accumulation, D. Reidel Publishing Company, 1983, pp.15-25. En ligne à : http://www.jameslovelock.org/gaia-as-seen-through-the-atmosphere/
2 Drew, Kathleen M. « Conchocelis-phase in the life-history of Porphyra umbilicalis (L.) Kütz ». Nature. Vol. 164, 4174 (1949): 748–749. En ligne à : https://www.nature.com/articles/164748a0
3 Hehemann, Jan-Hendrik et al. “Transfer of carbohydrate-active enzymes from marine bacteria to Japanese gut microbiota.” Nature vol. 464,7290 (2010) : 908-12. En ligne à : https://www.nature.com/articles/nature08937
4 Lynn Margulis & Dorion Sagan, L’Univers bactériel, Seuil, 2002. Première édition en langue anglaise en 1983 sous le titre Microcosmos.
5 Chávez, Myra N et al. “Photosymbiosis for Biomedical Applications.” Frontiers in bioengineering and biotechnology vol. 8 577204. 6 Oct. 2020.
6 Vladimir Vernadski, « L’autotrophie de l’humanité », Revue générale des sciences pures et appliquées, 36, 1925.
7 Entretien prochainement publié dans PALM.
8 Entretien prochainement publié dans PALM.
9 Kim Stanley Robinson, Oral argument : a short story, 2015. En ligne à :https://www.kimstanleyrobinson.info/content/oral-argument-short-story
10 Entretiens prochainement publiés dans PALM.
11 Voir https://www.melissafoundation.org/
12 Voir https://www.sb-roscoff.fr/fr/equipe-modeles-marins-multicellulaires
13 Les artistes collaborent avec ce laboratoire autour du projet Roscosmoe : voir https://roscosmoe.org/pourquoi-le-ver-dans-lespace/?lang=fr
14 Donna J. Haraway, Vivre avec le trouble, Éditions Des Mondes A Faire, 2020.