Karen Houle est Professeure de philosophie à l’Université de Guelph (Ontario), Canada. Dans son essai Devenir-plante, elle constate une impasse du devenir–animal, proposé par Gilles Deleuze. Le concept est pris au piège dans l'architecture de la philosophie occidentale qui pense l'animal comme essentiellement non-humain. Karen Houle s'intéresse donc au devenir-plante comme hypothèse de travail pour remettre une pensée en mouvement et concevoir d’autres modes de relations : « Que faudrait-il pour penser réellement autrement, pour penser vraiment écosophiquement ? Serions-nous capables de “penser-plante” et d’éviter de nous restabiliser ontologiquement nous-mêmes ? »
Dans son magnifique recueil The Grand River Watershed, A Folk Ecology [Le bassin versant de la Rivière Grand. Une écologie populaire], elle poursuit sa recherche par un travail poétique où s’entremêlent les découvertes scientifiques, les savoirs ancestraux des premières nations, l'observation de la rivière et tout ce qui, de près ou de loin, a à voir avec cette dernière... Ce faisant Karen Houle explore le tout-monde des formes vivantes, observant des sociabilités mouvantes qui échappent aux rapports de domination. Pour ce numéro de PALM, je l'ai invitée à partager quelques billets personnels sur ses réflexions en cours, afin que nous puissions entendre sa voix parmi ces “Nouvelles visions du vivant”. Adrien Chevrot

Les jours de l’année peuvent se diviser d’une multitude de façons. Une multitude de façon de comprendre le sens et la signification de ce qui arrive au cours de ces phases : qui naît, qui meurt, ce qui arrive, ce qui disparaît. Ce sont des pierres de touche de l’existence humaine : il en a toujours été ainsi, il en sera toujours ainsi. On peut les diviser en fonction des mouvements et des configurations des constellations. Cette manière de comprendre les changements des jours d’après le ciel persiste dans ce que l’on appelle les « horoscopes ». Certaines des personnes qui l’étudient plus que la moyenne se nomment des « astronomes ». D’autres, qui font la même chose, sont appelés des « tarés ». Ce matin, je regardais un entretien avec le joueur (de basket) des Golden State Warriors, Klay Thompson. Je trouve Klay humble, calme, intelligent, et son histoire est touchante. Il n’a pas pu jouer pendant deux ans à cause d’une grave blessure au genou. Deux ans. Puis la pandémie est arrivée, et il a donc vécu quatre années d’inertie, de douleur et de chagrin. Quand il en parle, il agite les épaules, se voute et se touche le nez comme s’il ressentait un fort picotement (c’est ainsi que les larmes s’annoncent à notre visage avant de sortir). Golden State vient de remporter le cinquième match des finales NBA 2022. Les choses semblaient mal engagées après qu’Al Horford eut marqué le quatrième panier à trois points d’affilée pour les Boston Celtics, mais les Warriors, comme leur nom l’indique, sont des guerriers qui déploient des trésors de magie sur le terrain de basket. Ils ont un courage et un talent incroyables. À présent, Klay est de nouveau des leurs. Dans l’entretien, quelqu’un lui demande comment il s’est préparé pour le cinquième match. Il répond : « Je suis descendu à la Baie. L’Océan est une telle source de force et de guérison. Ce n’est pas comme une piscine, un bain chaud ou “la routine du bain glacé“. Quand je suis dans l’Océan, je suis avec quelque chose de plus grand que nous tous, peut-être Dieu. Je lève les yeux vers le ciel, j’éprouve un calme absolu. Quand tu sors, tout ton corps est parcouru de picotements. Ça caille ! » Puis il a dit : « Vous savez, je suis verseau, donc l’eau est l’élément dans lequel je me sens le mieux. » J’ai souri en l’entendant dire ça. Ces mecs balèses. Ces superstars surpayées du sport. Le voilà qui parle de Dieu et du zodiaque. Toutes les personnes qui lisent ces mots sont des êtres humains. Chacun d’entre nous est né. Chacun d’entre nous éprouve des douleurs et des joies. Chacun d’entre nous mourra. La Terre, le Ciel, l’Eau sont notre maison, ils nous bercent dans tous ces moments : voilà qui nous est commun à tous. Il en a toujours été ainsi. Il en sera toujours ainsi.

Maintenant, nous sommes au mois de juin. Levez les yeux. Quelle est la courbe décrite par le soleil dans le ciel ? Comment se comporte-t-il ?

Levez-vous en pyjama et regardez : que fait la lune cette nuit ?

Qu’avez-vous pris pour le dessert, que ce soit dans les champs, après une longue, moite et harassante journée de travail, ou bien dans l’un des meilleurs restaurants du monde : au Noma, par exemple. Ou, à Guelph, chez Artisinale ou Mijiida ? Je parie que c’étaient des fraises.

Il existe une multitude de manières de nommer ce que j’appelle « mois »… « lunes »… « saisons »… Et il existe une multitude de manières de donner des noms à ces mois. Dans le calendrier des Blancs de l’hémisphère nord, on dit « juin », peut-être sans savoir que ce mois rend hommage à Junius, l’empereur romain. Hmmm. Eh oui ! Et juillet ? Jules César, ça vous dit quelque chose ? Les histoires se tissent ou, peut-être, progressent comme des ruisseaux, en pénétrant dans n’importe quel tissu. Il existe une multitude d’histoires, une multitude de tissus.

J’écris ce texte le 14 juin 2022, juste au sud des terres des Ojibwés, même si j’ai vécu dans les territoires ojibwés de 7 à 14 ans. Selon leurs enseignements, il existe treize Lunes Grand-mères de la Création. Nous vivons sur les terres que les Premières Nations appelaient « l’île aux tortues », ce qui est mieux que « l’Amérique du Nord » quand on y pense : l’honneur d’un groupe biologique sauvagement étrange composée de centaines et de centaines d’espèces contre un mec italien. « Treize écailles sur le dos de la Tortue. Treize phases de la lune, entre les mois que l’on nomme et les jours que l’on compte jusqu’à trente ou trente-et-un. J’avais l’habitude de les compter jusqu’à vingt-huit parce que, de 11 à 52 ans, mes règles arrivaient tous les vingt-huit jours, « avec la précision d’une horloge », comme disait ma mère, mais en vérité, avec la précision de la lune. Je connais les lunes dans mon corps, que j’y prête attention ou non.

Personnellement, je prête attention à juin pour trois raisons : 1/ l’anniversaire de ma sœur aînée est le 13 juin, et d’habitude, c’était la première fois de l’année que l’on allait camper dans un des parcs provinciaux qui parsèment le nord de l’Ontario. Malgré les mouches et les moustiques. Pour moi, c’était synonyme d’un temps infini passé à me baigner. Infini. Du genre : jusqu’à ce que j’aie les lèvres bleues, que je ne puisse plus sentir mes mains ou mes pieds. La sensation minérale de l’eau. L’odeur qu’elle a même quand vous êtes sous la surface, cet arôme particulier dont tout votre corps s’imprègne. Et vous flottez ! Avec ce drôle de corps humain osseux : un bipède qui se tient debout ! Les nageoires, les écailles et la rapidité d’un vairon, malgré les os. Donc, le point numéro 2, ce sont les premières baignades dans les lacs d’eau douce. Je ne sortais de l’eau que parce que c’était l’heure du dîner. Et le 13 juin au dîner, il y avait du gâteau. On nous laissait choisir notre gâteau d’anniversaire. Ma sœur voulait toujours un « gâteau des anges »… je ne sais toujours pas si les anges mangent du gâteau. L’énigme théologique qui accompagnait ce moment culinaire me plongeait dans la perplexité. Néanmoins, le gâteau était incroyable. Incroyable non pas grâce à sa texture bizarre, toute en volume (nuages ? air ? éther céleste ?), mais grâce à ce qu’il y avait dessus : des fraises fraîches et de la crème fouettée. Donc, 3/ les fraises. Si vous avez eu le bonheur de naître à proximité d’un endroit où poussent des fraises sauvages, si vous les avez trouvées (je les repérais à l’odeur, dans les buissons ou sur les sentiers des champs) et mangées, alors votre vie n’est que bonheur. Grâce au goût et au parfum si puissants, si magiques de ces premiers fruits de la saison, jamais le malheur ne vous frappera. J’ai écrit un poème sur ce jour où j’ai fait l’école buissonnière (en CP !), où je n’étais pas arrivée jusqu’à l’école parce que l’odeur des fraises sauvages m’avait attirée toujours plus loin dans la forêt, c’est-à-dire toujours plus loin de la classe de CP de Mlle Morrison dans l’English Central Catholic School de New Liskeard. J’en ai mangé tellement. Elles sont plus petites que l’ongle de mon petit doigt et s’écrasent si facilement quand on les arrache à leur réceptacle semblable à une araignée verte. Rien ne pouvait m’empêcher d’en manger, de suivre les chemins qu’elles traçaient dans les prairies et le soleil enfin chaud de la mi-juin qui inondait ma tête blonde (le poème en question se trouve dans During, Gaspereau Press, 2005). Avez-vous remarqué qu’elles ont la forme du cœur humain ? Pas celle du cœur d’une baleine bleue. Ni celle du cœur d’une paruline jaune. Celle d’un cœur humain

Dans cette phase, la Lune Grand-mère de la Création se nomme :

ODE’MIIN GIIZIS (LUNE FRAISE) – JUIN

“La sixième lune de la Création est la Lune fraise. La fraise a pour vertu médicinale la réconciliation. C’est pendant ce cycle de la lune que, jadis, les communautés tenaient leur festin annuel, accueillant tout le monde, indépendamment des différends qui avaient pu exister au cours de l’année passée, laissant de côté les jugements et le sentiment de supériorité morale. La fraise, première des baies à mûrir, est considérée comme une bonne médecine pour le cœur et les dents.”(Extrait de Muskrat magazine)

Les enseignements des Treize Lunes Grand-mères de la Création sont extraits de “Kinoomaadiewinan Anishinabek Bimaadinzinwin, Deuxième livre. Auteure Arlene Berry, in. Muskrat magazine

Voilà qui nous amène à l’île de la Tortue du Présent, en particulier dans le sud de l’Ontario, au beau milieu du merdier mondialo-chimico-industrialo-agricole que constitue notre alimentation. Nous sommes toujours en juin. Il y a toujours des fraises, des fraises sauvages, dans les prés chauds (les plus grosses se trouvent sur les bords, sous les hautes herbes qui ondulent). Mais ce n’est pas là que nous sommes. Nous sommes en ville, et des magasins vendent des fraises dans des « barquettes » en plastique vert, recouvertes de cellophane maintenu par un élastique, au prix de, euh, 7,99 $ pièce. A-t-on une foutue idée de l’endroit où elles ont poussé ? Dans quelle terre ? Ont-elles seulement poussé dans la terre ? Ces fraises ont-elles été caressées par les premières brises de mai, à l’époque où, verts bourgeons, elles pendaient à leur tige ? Quelles mains les ont cueillies ? Étaient-elles blanches, noires, rouges ou jaunes ? Jeunes ou vieilles ? Bien payées ou mal payées ? Les avaient-elles aimées avant de les mépriser la mi-juin venue ? (Salut Karl Marx, souvent tu avais vraiment vraiment raison.) Les manger permet-il encore de triompher de la tristesse et des malheurs, cela fait-il encore sourire les bouches, cela fait-il que les enfants en réclament encore ? J’en suis sûre. À condition qu’elles soient goûteuses et parfumées. Si elles sont recouvertes d’un habillage artificiel, si on les a peintes en rouge, si on a collé dessus des graines de sésame pour les faire ressembler à des fraises, eh bien, celles-là se vendent 2,99 $ la barquette.

Nous savons tous que les prix alimentaires sont dingues. Nous savons tous que, par conséquent, les riches peuvent manger tout ce qu’ils veulent, quand ils le veulent et que, si ce qu’ils mangent n’est pas bon, ils peuvent le jeter à la poubelle et commander autre chose. Nous savons tous que, par conséquent, nous devons, pour la PLUPART, « faire aller », avec moins que ce dont nous avons besoin pour « faire aller » (autrement dit, manger bien, manger joyeusement). Mais quand même. Rendez-vous dans un magasin ou sur un marché vendant des FRAISES BIOLOGIQUES D’ONTARIO, ou bien trouvez un cultivateur près de chez nous (nous achetons les nôtres auprès de la famille Villeneuve) et achetez-en une barquette. Ou alors, si vous n’en avez pas les moyens, demandez à la dame riche qui fait la queue avec vous de vous en offrir une. Ou alors, si l’idée est trop saugrenue, demandez au vendeur à acheter une seule fraise. Sérieusement. Je vous parie que vous pourrez en avoir une pour 50 cents. Si c’était moi qui vendais ces barquettes d’anges rouges et que vous me demandiez à acheter une seule fraise, je vous en tendrais une barquette entière et l’on sourirait comme si, d’un coup, c’était notre anniversaire à tous les deux.

Fermez les yeux, bien-aimés de la Terre. Mettez-la dans votre bouche. Savourez l’intensité. Vous avez le droit de vous frotter le nez, comme Klay, pour dissiper cette sensation qui grandit à toute vitesse, celle du Bien qui vous envahit. Et votre vie ne sera que bonheur.

  • © Karen Houle
  • © Karen Houle

Hier soir, j’ai invité ma fille Kuusta et son fils, Kade, à manger de la glace, des fraises biologiques locales, et, bien sûr, pour couronner le tout : de la crème fouettée. « C’est dimanche un lundi ! » [“A Sundae on a Monday!”] s’est-elle écriée. Nous avons mangé dehors. Cade est entré dans une sorte de transe : lentement, il tournait sa cuillère pour découper un morceau régulier dans la boule de glace, puis, délicatement, plaçait la cuillère sous une fraise et faisait lentement basculer son contenu dans la crème fouettée, de sorte que chaque fraise finissait couronnée d’un tout petit chapeau blanc de magicien. Puis il fermait les yeux et mettait le tout dans sa bouche. Une trentaine de fois, il répéta ce mini-cérémonial improvisé de dégustation de fraises. Le contempler, c’était contempler la magie d’ODE’MIIN GIIZIS, notre douce grand-mère à tous, qui use de ses astuces pour tisser la douceur de la Terre dans la douceur du corps des enfants. Nous sommes stupéfaits, heureux, reconnaissants bien au-delà des mots. Joyeuse lune fraise.

© Karen Houle https://jeudepaume.org/la-lune-fraise-billet-d-humeur-karen-houle/

Nous voudrions exprimer notre profonde gratitude à l’égard de tous ceux, humains et non-humains, dont nous avons reçu cet enseignement et qui, à leur manière, nous ont révélé ce doux chemin. Ils sont trop nombreux pour qu’on les nomme, et de toute façon nous ne connaissons pas le nom de chacun. Qu’ils sachent seulement que nous avons trouvé les fraises et que nous leur sommes reconnaissants de nous avoir guidés. Pour ma part, je voudrais incliner la tête et me toucher le nez en hommage à Robin Wall Klimmerer, dont le chapitre « The Gift of Strawberries » de son livre Braiding Sweetgrass, a suscité chez moi un grand rire qui m’a secouée de la tête aux pieds1. En même temps, je me suis reconnue dans cette vie exubérante. Merci, Robin. Sache, par ce post, que nous ne sommes pas irrémédiablement perdus, nous autres, les imbéciles de Blancs.


Karen Houle
Traduction de l’anglais : Nicolas Vieillescazes