Entretien avec Sarah Friend, artiste et ingénieure logicielle, sur les dessous métaphysiques, économiques et sociaux de l’un de ses derniers projets qui remet en question à peu près tout ce que vous pensez savoir des NFT.

Aude Launay : Lifeforms [en français « formes de vie »], l’un de vos plus récents projets, est une série d’« entités NFT » qui ont la caractéristique de requérir de l’attention, en ce sens qu’elles peuvent mourir si elles ne sont pas transmises dans un certain délai.
Tout d’abord, j’aimerais savoir quelle conception métaphysique de l’être sous-tend votre idée de « donner vie » à ces objets numériques. Cela signifie-t-il qu’à l’instar de Bruno Latour, vous n’établissez pas de distinction ontologique entre les substances naturelles et artificielles ? Je perçois aussi ce que j’interprète comme une vision continuiste dans le fait que les formes de vie sont appelées à évoluer…

Sarah Friend : J’aurais tant à dire à ce propos ! Tout d’abord, je dirais que le statut d’« êtres vivants » des Lifeforms a plus à voir avec la fiction, la magie ou le jeu qu’avec la science. Sont-elles vivantes à la manière dont vous l’êtes vous-même ? Probablement pas. Sont-elles vivantes comme l’est un chatbot, ou comme l’est un virus informatique, ou même comme le sont un rocher ou une rivière ? Peut-être.

Je suis en effet encline à rejeter la binarité naturel-artificiel. Quel est le degré d’artifice nécessaire pour qu’une chose soit exclue de la catégorie du naturel ? Un castor construit un barrage à partir de branches mortes, le barrage est-il naturel ? Les humains construisent des ordinateurs à partir de métaux et de minéraux, ces ordinateurs sont-ils artificiels ? À quel moment la ligne est-elle franchie ? Lorsque l’on se penche sur la question, la division commence à paraître arbitraire : tout dans le monde a été fait à partir de et par la nature. Et il est certain que la tendance à mettre la nature « à l’écart » (là où les humains ne sont pas), non seulement ignore les preuves des nombreuses manières et moments où les humains ont eu des effets bénéfiques sur les écosystèmes, mais lèse l’imagination. Je ne suis pas partisane d’un exceptionnalisme humain. Soit la nature contient tout, soit elle n’existe pas.

Des analogies peuvent être faites avec l’industrie du logiciel, où une attention et une maintenance continue sont requises par tous les projets, un travail souvent invisible ou inconnu de ceux qui ne font pas partie de cette industrie. C’est également vrai des blockchains : le protocole nécessite le « travail » quotidien des mineurs, des validateurs, etc. Le minage est souvent considéré comme un domaine hyperconcurrentiel, et c’est exact à bien des égards, mais il implique également une maintenance continue. Les blockchains sont-elles vivantes ? Peut-être. Ralph Merkle, créateur de l’arbre éponyme (élément crucial des protocoles blockchain,  faisant peut-être d’ailleurs lui-même également référence de manière ambiguë à la vie) a écrit : « Bitcoin est le premier exemple d’une nouvelle forme de vie. Il vit et respire sur internet. Il vit parce qu’il peut payer les gens pour les maintenir en vie… Quiconque veut créer sa propre nouvelle forme de vie numérique peut le faire1. » Plus récemment, Oleg Abramov, Kirstin L. Bebell et Stephen J. Mojzsis ont publié un article spéculatif2 sur la manière dont les blockchains sont en fait conformes à certaines définitions du « vivant » et pourraient théoriquement constituer une base pour l’émergence d’une intelligence artificielle générale. Nous n’avons pas à connaître les réponses à ces questions. Fuck around and find out fait partie de l’évolution.

Aude Launay : Ensuite, la collection de Lifeforms n’est pas plafonnée et, surtout, elle incarne dans l’espace NFT, malheureusement tristement célèbre pour sa spéculation à tout-va, les promesses d’un autre type d’échange, proche d’une économie du don. Pouvez-vous préciser votre vision économique et le statut des Lifeforms par rapport aux plateformes et au marché NFT ?

Sarah Friend : Lorsque j’aborde les blockchains en tant que médium artistique, je considère toujours l’achat lui-même et la dynamique du marché comme faisant partie intégrante de l’œuvre. Les blockchains sont littéralement constituées de transactions, et sont spécifiquement conçues pour fournir les garanties de sécurité nécessaires à un système monétaire sans autorité centrale. Lorsque l’on a affaire à des plateformes NFT, il y a certains prérequis sur ce que sont les œuvres d’art, et sur les interactions financières autour d’elles, mais pour moi, en tant qu’artiste, c’est un espace d’imagination utile et plus intéressant à problématiser qu’à reproduire. Lifeforms utilise des mécanismes qui sont délibérément incompatibles ou illisibles pour la plupart des places de marché NFT : qu’est-ce qui vit à l’extérieur ?

Aude Launay : Ce type d’échange différent que vous induisez par les règles attachées à cette collection est aussi un moyen direct de démontrer la valeur de la coordination. La crypto consiste à créer les mécanismes de coordination les plus efficaces possibles entre les humains, et la fascinante question éthique sous-jacente est alors celle de l’incitation à cette coordination. Ici, l’incitation — que la Lifeform reste en vie — ne profite pas aux participants au jeu. Comptez-vous sur leur sens moral pour que les Lifeforms survivent ?

Sarah Friend : Je pense que la question est vraiment de savoir ce qui compte comme un « profit ». Le langage de la conception des mécanismes d’incitation dans les blockchains nous a tous convaincus que les incitations doivent être financières ou au moins quantifiables, mais je ne pense pas que ce soit le cas. Il y a toutes sortes de raisons pour lesquelles quelqu’un pourrait maintenir une Lifeform en vie : les interactions éphémères avec d’autres personnes, ou afin de la voir évoluer, ou encore tout simplement parce qu’elle est mignonne. En pratique, chaque jour, je fais probablement plus de choses basées sur ces motivations « douces » que sur des motivations concrètes. Et c’est ni plus ni moins que ce qu’est le monde : un maillage de petites dettes de soin, parfois intangibles.

Lifeforms est un système dont les mécanismes ne présupposent pas ce que vous allez faire, et je pense que c’est plus rare qu’il n’y paraît. On vous donne un monde, vous écrivez l’histoire. Vous pouvez revendre une forme de vie au lieu de la donner, cela la maintiendra en vie aussi, mais personne ne l’a encore fait.

Aude Launay : Lors d’un entretien récent, vous avez déclaré : « Je considère la programmation logicielle comme une sorte de médium sculptural avec lequel je travaille3. » Pour ma part, j’envisage les Lifeforms — ainsi qu’un certain nombre de vos autres œuvres — comme une sorte de sculpture sociale. Êtes-vous d’accord avec cette interprétation ?

Sarah Friend : Absolument.

Aude Launay : Pour conclure, j’aimerais aborder votre choix esthétique éthéré pour incarner ces lignes de code qui, de mon point de vue, fait également écho à la peinture par le biais des monochromes…

Sarah Friend : Eh bien, j’ai étudié la peinture et j’ai une affection particulière pour les monochromes, alors votre point de vue m’interpelle ! Dans mes projets, l’esthétique découle généralement des mécanismes ou des idées, et non l’inverse. Je voulais que les Lifeforms aient une apparence douce et qu’elles se déplacent lentement et sans à-coups, comme une inspiration. Il y a beaucoup d’animaux de style dessin animé dans le monde des NFT, et, bien que je comprenne dans une certaine mesure l’attrait pour ces animaux, je ne voulais pas les recréer. Lorsque les Lifeforms sont présentées physiquement, elles le sont sur des téléphones, l’appareil le plus proche que nous ayons d’un « animal de compagnie numérique » : nous le gardons dans notre poche et nous sommes toujours en train de le sortir et de le caresser. Et, bien sûr, elles sont fabriquées en silicone, un matériau qui est souvent lié au corps, tant sur le plan sexuel que médical.

Pendant longtemps, je me suis sentie mal à l’aise à l’idée que mon travail n’ait pas un style reconnaissable d’un projet à l’autre. Mais je pense beaucoup à cette citation de Gerhard Richter : « J’aime tout ce qui n’a pas de style : les dictionnaires, les photographies, la nature, moi-même et mes peintures (parce que le style est une violence et je ne suis pas violent4) » et sans doute aussi à toute la lourde histoire de l’esthétisation de la politique, ou à une régurgitation plus récente de toute esthétique en contenu marketing. Lorsque j’écrivais sur la peinture monochrome pendant mes études, ce qui m’intéressait en fait, c’était la capacité de la forme, elle-même si vide, à flotter à travers les contextes politiques et les époques historiques. Aujourd’hui, je pense que c’est peut-être bien de ne pas avoir de style, et de flotter moi aussi.