Son prochain film entremêle documentation de rituels avec des chamans, sourciers et autres praticiens énergétiques, et adresses directes au spectateur sous forme d’invitations à éprouver des techniques de modification des états de conscience. Las du délitement de l’espace cinématographique au profit de contenus à scroller indéfiniment, Matthew Lessner délaisse la production filmique plus classique pour des expériences impliquant un public au plus profond de sa réceptivité. La technologie du neurofeedback — principalement utilisée dans le traitement médical du stress post-traumatique, des troubles de l’attention, et des troubles cognitifs, mais aussi désormais dans le champ du bien-être — passe dans son nouveau projet par le prisme de l’art pour aborder des questionnements métaphysiques. La réalité est-elle une construction individuelle ?

Aude Launay : Matthew, vous êtes à la fois artiste plasticien et cinéaste, et vous vous situez de plus en plus à l’intersection de l’art contemporain et du cinéma. En 2020, SAINT Y2K1 était votre première proposition d’une expérience multisensorielle centrée sur un film. Le film était présenté aux spectateurs dans des espaces individuels au sein d’une installation artistique enrichie de cristaux et d’encens créés pour l’occasion. Vous aviez ainsi offert les conditions d’une présence attentive à votre œuvre, à l’encontre de l’expérience désormais ordinaire des images en mouvement qu’est devenu le scrolling machinal. Est-ce là quelque chose que vous aviez précisément à l’esprit en concevant cette installation, ou aviez-vous un autre objectif ?

Matthew Lessner : Oui, absolument, le désir d’offrir au public la possibilité d’une expérience physique plus immédiate et immersive a été un facteur majeur de motivation à m’éloigner du champ cinématographique plus conventionnel dans lequel j’évoluais au début de ma carrière. Je suis très enthousiaste à l’idée de pouvoir offrir aux gens la possibilité d’habiter, ne serait-ce que temporairement, un autre type de réalité physique, y compris, comme vous le mentionnez, l’odeur, l’éclairage, l’acoustique et l’énergie d’un espace.

Lorsque j’ai commencé à faire des films, le rituel d’aller au cinéma et de partager cet espace et cette énergie avec d’autres êtres physiquement présents était pour moi essentiel à la magie et au caractère fascinant de l’expérience. Même le simple fait de se rendre au vidéoclub et d’en parcourir les allées, de manipuler les boîtiers des VHS, d’en examiner les jaquettes, de respirer les odeurs du lieu, tout cela participait de ce qui m’attirait vers le cinéma. Au cours de la dernière décennie, j’ai réalisé que, même si mes films étaient projetés dans les grands festivals, qu’ils remportaient des prix et bénéficiaient de sorties limitées en salles, 99,9% de leurs spectateurs les verraient sur les mêmes écrans que ceux sur lesquels ils consultent leurs factures, lisent leurs emails et achètent des chaussures, peut-être en préparant des spaghettis ou en somnolant dans leur lit. Je pense que cette prise de conscience a vraiment éveillé mon désir de positionner mon travail d’une manière inédite — du moins, pour moi — qui exigerait du public qu’il l’expérimente physiquement, qu’il soit plus présent. Certes, moins de personnes auront l’occasion de faire cette expérience, mais j’espère que celles qui l’auront la vivront de manière plus précieuse, plus mémorable et plus marquante. C’est vraiment ce que je souhaite pouvoir offrir aux gens, quelque chose d’autre que du contenu supplémentaire à consommer sur leur téléphone.

A.L. : En 2023, vous présenterez HYACINTHE2 que vous décrivez comme « une expérience cinématographique interactive utilisant la technologie du neurofeedback pour explorer l’impact de l’état d’esprit sur la réalité ». Pouvez-vous expliquer les mécanismes qui permettent de parvenir à cela ?

M.L. : Bien sûr. Il y a quelques années, j’ai découvert ces casques vendus pour aider les gens à atteindre des états méditatifs plus profonds au moyen d’une sorte de neurofeedback audio assez simple : un ensemble de capteurs placés le long du cortex préfrontal suivent une gamme particulière d’ondes cérébrales dont l’augmentation ou la diminution de fréquence est généralement associée aux différentes étapes du processus de méditation. Si le cerveau d’un utilisateur ou d’une utilisatrice approche des états méditatifs plus profonds, il reçoit un retour auditif en temps réel et des récompenses qui le poussent à approfondir ces états, mais si ses ondes décrivent un état d’esprit plus actif ou occupé, ces récompenses lui seront retirées.

Je me suis demandé s’il était possible de modifier ce processus de manière à ce qu’au lieu d’un système audio, les ondes cérébrales de l’utilisateur ou de l’utilisatrice contrôlent un ensemble de filtres vidéo en temps réel. J’ai alors consulté mon brillant ami et collaborateur Leo Hiselius qui m’a confirmé cette possibilité et nous nous sommes mis au travail.

Dans l’exposition, chaque membre du public sera équipé d’un de ces casques modifiés pour visionner individuellement un film lui-même conçu pour encourager la pleine conscience. Le film sera alors influencé en temps réel par la manière dont le cerveau y réagira. Ce que la personne verra sera directement influencé par la façon dont ses ondes cérébrales réagiront justement à ce qu’elle verra. Nous espérons ainsi pouvoir rendre tangible le principe psychologique et spirituel selon lequel, au moins dans une certaine mesure, la réalité dont nous faisons tous l’expérience est façonnée par la perception que nous en avons — une idée qui me semble de plus en plus évidente au fur et à mesure que j’avance sur mon propre chemin de guérison mais dont il m’est parfois difficile de témoigner clairement ; espérons que ce travail y contribuera un peu en rendant cette idée plus immédiate et plus concrète.

A.L. : Bien loin d’ELIZA3, le chatbot des années 1960 qui reformulait principalement ce qu’on lui disait sous forme de questions — suivant une méthode thérapeutique réelle—, l’interaction humain-machine est ici conçue pour produire un impact sensoriel sur la réalité qu’expérimentent ses utilisateurs et utilisatrices. Je mentionne ELIZA en tant que jalon dans l’histoire de l’interaction humain-machine, mais aussi pour souligner cette tendance qu’ont les humains à penser que les logiciels sont plus puissants qu’ils ne le sont en réalité, alors que la plupart du travail se passe en général dans leur cerveau que le logiciel ne fait que compléter d’une manière ou d’une autre. C’est ce que démontre HYACINTHE, nous révélant le pouvoir de nos propres ondes cérébrales sur notre réalité. L’outil est ainsi là pour nous proposer une expérience de notre propre puissance cérébrale. Et cela place votre travail hors de la polarité classique dans les arts numériques — s’émerveiller de la technologie en elle-même ou la critiquer — par le biais d’une démonstration des utilisations possibles de la technologie mais pour mieux s’en débarrasser, en quelque sorte. Que vous inspire cette combinaison de technologies de pointe et de techniques millénaires d’états modifiés de conscience ?

M.L. : Je pense que cette technologie est un outil, et que comme tout outil, elle peut être utilisée en bien ou en mal, pour aider ou pour nuire. Il semble plus qu’évident que certaines formes de technologie débridée ont des conséquences dévastatrices sur la société en général et sur la psychologie individuelle, mais en même temps, je pense qu’il est intéressant d’envisager les façons dont ces outils pourraient nous aider à aller mieux au lieu de les rejeter en bloc en raison des dégâts qu’ils causent lorsqu’ils sont utilisés de certaines façons.

De nombreux chemins peuvent mener au même point. Certains sont considérés comme des raccourcis, des fenêtres ou des entrées le long du trajet (comme les psychédéliques, les techniques de respiration, ou la technologie), peut-être moins viables que d’autres à long terme (comme la méditation ou la vie monastique), mais je ne pense pas qu’ils soient nécessairement moins valables, ni que les uns soient intrinsèquement meilleurs ou pires que les autres. Je pense que diverses modalités peuvent coexister et se compléter mutuellement, et je ne pense pas que l’une doive remplacer l’autre.

Je pense également que différentes voies et approches sont plus ou moins appropriées pour différents individus à différents moments de leur vie ou à différents stades de leur développement personnel. Pour un méditant à la pratique avancée, ce que ce projet cherche à démontrer peut sembler évident et superflu, mais pour quelqu’un qui n’a aucune expérience de la pleine conscience ou de l’expansion de conscience, ou pour quelqu’un qui devient anxieux en tentant de méditer silencieusement, cela pourrait avoir un impact considérable, et peut-être même agir comme une sorte de tremplin vers d’autres voies ou approches. Même pour quelqu’un comme moi, qui ai une longue histoire avec une variété de modalités, y compris la méditation et les techniques de respiration mais aussi les plantes psychotropes, être capable de voir l’impact immédiat que mon état de conscience a sur ce que je vis a été extrêmement précieux. Je ne vois pas HYACINTHE comme un remplacement de ces autres modalités, ce n’est pas comme si on atteignait l’illumination par la seule démonstration, mais je pense que cela peut contribuer à rendre visible l’invisible et proposer une étape ou une entrée sur ce chemin de développement.

A.L. : HYACINTHE m’apparaît comme une manière pour vous d’étayer les liens entre neurosciences et chamanisme, et d’exprimer le fait que ces pratiques, qui pourraient paraître aux antipodes dans la connaissance du cerveau, en sont bien deux facettes, à la manière, si l’on veut, des travaux de l’anthropologue médical et chaman Alberto Villoldo4.

Avez-vous dit aux neuroscientifiques et aux chamans que vous avez interrogés pour ce projet que vous souhaitiez rendre ces liens évidents et, si oui, comment ont-ils réagi à cela ?

M.L. : C’est assez juste, même si je ne pense pas avoir explicitement exprimé cette idée à celles et ceux que j’ai interrogés pour le projet. Jusqu’à présent, les conversations se sont concentrées sur la guérison, quelle qu’en soit la forme, mais je pense que ces liens apparaîtront spontanément et qu’ils deviendront encore plus explicites à mesure que la matière du film prendra forme.

L’une des personnes les plus inspirantes que j’ai rencontrées jusqu’à présent dans le cadre de ce projet est Vassilia Theodoridou, sur l’île d’Ikaria. Elle travaille selon diverses modalités dont la radiesthésie, pour laquelle nous nous sommes initialement rencontrés, mais se présente comme « consultante en autoguérison », ou facilitatrice, et non comme guérisseuse ou chamane, ce qui me semble être une distinction significative. Au cours de l’une de nos premières conversations, elle m’a dit que « toute guérison est une autoguérison », ce qui m’a vraiment marqué, et, par la suite, m’a décrit son rôle comme étant d’aider les gens à reconnaître leur propre capacité de guérison plutôt que d’en accomplir un acte sur eux. Je pense que cela ressemble au processus de neurofeedback : bien que ce soit la technologie qui rende certains schémas et modes de pensée visibles pour les individus, c’est en fin de compte leur cerveau qui active la guérison.

Ikaria © Matthew Lessner

Vassilia et moi avons discuté de la manière dont une grande partie de la médecine occidentale moderne a occulté la capacité des individus à guérir en mettant l’accent sur l’intervention extérieure ainsi qu’en se concentrant sur le traitement des symptômes au lieu d’identifier et de guérir les causes profondes des dysfonctionnements. Je pense que l’on nous a volé une grande partie de notre capacité de guérison individuelle pour la confier à d’autres personnes en position d’autorité. Il existe évidemment des situations pour lesquelles l’intervention est essentielle et nécessaire, mais je soupçonne qu’elles ne sont pas aussi courantes que nous le croyons. Nous sommes bien souvent amenés à croire que nous avons besoin des autres pour guérir au lieu d’être informés de nos propres capacités innées et encouragés à accéder à notre propre pouvoir de guérison, et j’espère que ce projet pourra contribuer à éclairer un peu tout cela.


Aude Launay & Matthew Lessner





1 Présentée du 3 au 11 octobre 2020 à Stockholm.
2 En janvier 2023 au SKF/Konstnärshuset à Stockholm.
3 ELIZA fut développée par Joseph Weizenbaum au MIT de 1964 à 1966.
4 Alberto Villoldo a notamment coécrit Neuroscience et chamanisme : Les voies de l’illumination (Gallimard, J’ai lu, 2019) avec le célèbre (et controversé) neurologue David Perlmutter.