L’image-milieu : remettre en cause l’objectivité et le centre, en prenant le point de vue de l’entre
En découvrant la mésologie (science du milieu), un nouveau cadre théorique et pratique de l’image s’est ouvert à moi. Dans la perspective d’une remise en cause anthropocentrique, la notion de « milieu » relayée aujourd’hui par Augustin Berque34, mais aussi Bernard Stiegler35, s’impose comme outil théorique indispensable pour repenser et soigner la relation que nous entretenons avec le monde, en dépassant les présupposés d’objectivité et d’universalité portés par les termes d’ « environnement » ou d’« écologie ».
Cette notion se distingue en effet de l’environnement (Umgebung) sous la plume de Jacob Von Uexküll36 qui pose le terme d’Umwelt pour désigner le monde perceptif propre dans lequel vit tout être vivant. Chaque espèce (et même chaque individu) expérimente le monde selon sa propre subjectivité, son propre centrage. Comme l’explique Victor Petit, cette notion de « centre » a par la suite été redéfinie comme un « entre » 37. En effet, si le milieu se définit comme le mode de perception/action spécifique que l’organisme instaure avec le monde, il semble impossible de le penser comme totalement intrinsèque ou extrinsèque. Il faut l’envisager comme un espace intermédiaire, comme « médiance »38, comme mi-lieu. La complémentarité individu/milieu (Canguilhem) 39, l’espace du corps-médiation (Merleau-Ponty)40 font de ce mi-lieu une relation constituante. Simondon parle ainsi de « milieu associé » pour préciser que l’individu n’est « en relation ni avec lui-même ni avec d’autres réalités ; il est l’être de la relation et non pas en relation, car la relation est opération intense, centre actif »41.
Le projet Écoumène repense l’expérience prétendue « objective » de la photographie sous le prisme de l’expérience subjective et relationnelle du milieu habité. Comme le note Estelle Zhong Mengual, « être un point de vue c’est être autre chose que l’environnement des autres : dans cette mesure, on pourrait avancer qu’être un point de vue c’est à l’inverse, habiter »42. Dans la première occurrence de cette série (Écoumène V.1 : Victor Petit), le philosophe et mésologue s’est essayé à la représentation de son milieu propre en explicitant la relation spécifique qu’il entretient au quartier de Ménilmontant à Paris, où il a grandi. La composition s’affranchit des réalités spatiales et temporelles du quartier, pour mettre en image l’espace relationnel qui définit ce mi-lieu selon Victor. Le paysage-portrait se construit ainsi en connectant des lieux emblématiques et des scènes de vie qui traduisent l’esprit du lieu, sa mémoire, son histoire, plutôt que sa réalité géographique. Cependant, l’algægraphie rend compte d’un espace intermédiaire qui n’est pas totalement la vision de Victor : ne pouvant avoir accès à sa pensée et à l’image précise qu’il a de ce lieu, la représentation que je propose apparaît comme une sorte de monde subjectif objectivé par des fragments photographiques collectés et réassemblés à partir de son récit. Comme dans toute expérience du paysage, la représentation algægraphique n’est donc ni proprement objective, ni proprement subjective, mais s’offre plutôt comme « trajection » (Augustin Berque) : les pôles théoriques du sujet et de l’objet sont mis en relation par des allers et retours (ici, le texte et les discussions avec le protagoniste) pour produire une réalité concrète (l’image), qui est « trajective ».
L’image comme tissage : le milieu-image pensé comme nouvel espace relationnel et pluriel
Les mésologues distinguent néanmoins l’être au monde de l’animal inférieur et de l’animal supérieur, dont fait partie l’humain, car pour qu’il y ait « conscience d’un monde comme raison commune de tous les milieux et théâtre de tous les comportements, il faut qu’entre lui-même et ce qu’il appelle son action s’établisse une distance »43. L’animal raisonné vit ou subit ce dilemme incessant du milieu, qui tantôt l’absorbe dans le monde, tantôt le tient à distance. Pour Canguilhem, ce « décollement de l’homme et du monde »44 définirait l’espace de la pensée. Pour Victor Petit, c’est le langage qui permet à l’humain de se glisser en ce mi-lieu et de revendiquer sa place en cet espace de médiation. Pour moi, l’image peut s’envisager comme medium-milieu, comme forme de langage pour les yeux. Comme bien d’autres, Raymond Ruyer explique ce mode de médiation particulier par l’apparition de la « fonction symbolique ». Dans l’extériorisation progressive des organes vers l’outil, apparaît une sorte de double du monde extérieur. La médiation du système nerveux vient rétablir la continuité entre l’organe et l’instrument, entre les formes perçues et leur signification (signes-symboles). Ce second monde (Welt) de l’humain reste néanmoins pleinement assimilé à son être biologique (Umwelt)45. C’est sans doute ce qui permet à Augustin Berque de définir notre expérience du milieu humain (écoumène), comme « la relation à la fois écologique, technique et symbolique de l’humanité à l’étendue terrestre ». Ce tissage relationnel qui permet de lier dans une expérience du monde cohérente les différents aspects de notre expérience humaine, apparaît également indispensable pour Bernard Stiegler. Pour lui, la césure de ce système de médiation « organologique » — qui connecte les organes psychiques et biologiques, aux organes techniques, en permettant l’émergence des organisations sociales — induit des discontinuités dans l’expérience perceptivo-active du milieu par laquelle l’individu s’élabore individuellement et socialement. Ce « milieu dis-socié » résulterait selon lui d’une « misère symbolique » ne permettant plus de relier la technique à notre expérience individuelle biologique et mettrait par extension en péril la création d’espaces partageables entre les êtres humains— et j’ajouterais les non-humains.
Notice n°5 – Écoumène, 2018-2020.
La série « Écoumène », initiée en 2018 est issue du procédé Algaegraphique. Ce projet fait ici écho à la notion d’« écoumène » qui désigne pour les géographes l’ensemble des espaces terrestres habités par l’humanité. Pour Augustin Berque, l’écoumène est plus précisément la « relation à la fois écologique, technique et symbolique » que l’individu entretient à son milieu. Cette série explore donc, sous la forme de portraits individuels ou collectifs, les multiples façons d’habiter un territoire. À l’issue d’une enquête de terrain, documentée au moyen de la photographie, une composition subjective de ce territoire est réalisée sous la forme d’un négatif qui sera ensuite interprété par les micro-algues. Chaque version de cette série implique d’autres disciplines qui apportent un éclairage sur le récit du lieu.
Dans sa seconde occurrence (Écoumène V.2 : Vohibola), le projet Écoumènes envisage donc la production de l’image algægraphique comme un espace de tissage « éco-techno-symbolique », où peuvent co-exister et être travaillées ensemble ces différentes dimensions, à différentes échelles.
Le projet explore des milieux sinistrés par les activités techniques humaines qui affectent biologiquement le site, mais aussi la relation psychique et symbolique que les habitants entretiennent avec le lieu. Il s’approche en un sens, de la notion de « solastalgie »46 proposée par Glenn Albrecht. Vohibola est une petite forêt Malgache en voie de disparition, située en bordure d’un canal commercial qui a facilité l’exploitation intensive de son bois. Face au désarroi de ses habitants, il ne s’agira pas forcement d’incriminer l’exploitation de la forêt qui est aussi la ressource principale et historique des villages alentours, mais plutôt d’interroger la valeur de ces gestes techniques qui, dans l’économie industrielle du bois, apparaissent dépourvus de liens symboliques et biologiques au lieu. À un autre niveau, il s’agit de comprendre comment la croyance en des entités magiques et invisibles qui peuplent le lieu ouvre un espace de médiation symbolique pour ses habitants, en permettant non seulement la compréhension et le respect des écosystèmes mais aussi une gestion raisonnée et conscientisée des actions anthropiques. Comme le remarque Estelle Zhong Mengual, « surnaturel et monde vivant possèdent des propriétés épistémologiques analogues et ainsi provoquent les même affects ». Approcher la nature par le « merveilleux » [wonder] serait selon elle l’expression d’une connaissance profonde du vivant. Par sa forme, l’image algaegraphique est en soi un milieu « éco-techno-symbolique » mettant en dialogue le vivant (micro-algues), la technique (dispositif) et un espace symbolique (l’image). Chaque écoumène travaille cette articulation en proposant un récit propre au lieu, sous la forme d’une installation algægraphique augmentée. Dans Écoumène V.2 : Vohibola, le paysage algægraphiques s’accompagne de fragments photographiques et sculpturaux qui invitent, par le cadrage, à développer une forme d’attention particulière au vivant non-humain qui compose l’image-milieu. Le processus progressif de disparition du paysage est environné d’un récit sonore qui entrelace différents points de vue, tissant les histoires humaines à l’histoire biotique du lieu, pour tenter de saisir ensemble, simultanément et dans toute leur complexité, les différentes formes de vies qui modèlent collectivement ce lieu et assurent son habitabilité. Les sons bruts enregistrés au cœur de la forêt et restitués dans la bande-son offrent une présence, une voix, aux instances non-humaines, aux réalités invisibles du lieu qui échappent à l’image. Une manière d’assumer « la reconnaissance de ce pluralisme de la vie, de cette diversité qui fait monde. »47
L’écologie de l’œuvre : quand l’image devient un contexte et fait naitre des formes de vie collectives
Si l’algægraphie s’offre comme milieu d’entrelacements, c’est avant tout dans la fabrication des projets que se tissent ensemble des visions, des récits, des modes d’expériences partagés qui initient concrètement des décentrements. Le projet Photosynthèse se présente comme un espace d’échange collectif autour de la gestion de l’image, abordée sous l’angle de l’objet de consommation oublié (le déchet). Basé sur l’inventaire des objets retrouvés dans le Vieux-Port de Marseille, le projet se penche sur ces objets-images invisibilisés par la surface de l’eau (écran) pour mettre en jeu de manière plus vaste un comportement humain caractéristique, vis à vis des productions anthropiques. Nos objets de consommation, tout comme les images que nous produisons et dévorons, sont soumis à des mécanismes d’enfouissement et d’invisibilité. Ils s’accumulent par strates dans les fonds marins comme dans le deepweb. Leur présence latente s’accompagne d’une possible réapparition phobique, vision cauchemardesque d’une humanité victime de ses propres mécanismes de production qui n’a pas échappé à Italo Calvino48. Face au problème écologique de l’objet-image, l’ambition de ce projet n’est pas tant de produire des « images de l’écologie » mais plutôt de penser une « écologie des images », c’est-à-dire d’initier une approche systémique rassemblant une pluralité de points de vue et d’agirs qui puisse rendre compte des différentes manières d’habiter un sujet. Dans la lignées des projets précédents, Photosynthèse rassemble un biologiste (Claude Yéprémian), une militante d’association (Isabelle Poitou), un sociologue (Baptiste Monsaingeon), un compositeur (Térence Meunier) et de jeunes artisans (classes de la formation professionnelle de verrerie scientifique du Lycée Dorian) qui, chacun à leur manière, travaillent et interrogent la gestion d’une matière résiduelle : la métabolisation des polluants par les micro-algues se confronte ainsi à la prise de forme du verre liquide travaillé dans la fabrication des bioréacteurs ; l’analyse sociologique et historique du déchet rencontre le témoignage sensible des luttes écologiques ; La bande-son exploite des fragments sonores faisant écho au processus du film algægraphique, fabriqué à partir des images résiduelles d’internet. Ces croisements et rencontres mettent en place ce que je serais tentée d’appeler à la suite de Peter Szendy une « icônomie », plaçant la fabrication de l’image dans un espace de gestion collective où les règles qui régissent notre production visuelle sont discutées, expérimentées et font naitre des « formes de vie » collectives.
Notice n°6 – Photosynthèse, 2021
Présenté comme un « inventaire photographique de l’invisible », le projet Photosynthèse s’intéresse aux milliers d’objets repêchés dans le port de Marseille entre 2016 et 2020 par l’association MerTerre.
Observer à plusieurs des cellules danseuses. Partager le merveilleux biologique. Respecter la lenteur du développement biologique. Se plier à d’autres rythmes circadiens. Faire l’expérience d’une décélération.
Créer une rencontre philosophie/biologie. Soigner des micro-algues jour après jour. Devenir biologiste-horticultrice. Mesurer la valeur d’une vie. S’étonner de l’activité d’une culture oubliée. Penser la résilience.
Se laisser convaincre par une philosophie végétale49. Devenir empathique d’une image vivante maintenue sous respirateur. Toucher du doigt l’animalité. Echouer dans l’automatisation des gestes de soin les plus simples. Comprendre les limites d’une technique humaine. Repenser à l’utopie du projet Biosphère. Créer une rencontre anthropologie/ingénierie. Partager l’inquiétude des régisseur·euse·s sur le bien-être d’une l’œuvre. Attester d’un parasitisme affectif du vivant. Accompagner les réflexions éthiques du public. Prendre la mesure des changements de conscience. Créer une rencontre artisanat/militantisme. Faire voler en éclat le cloisonnement des pensées en concevant des objets hybrides. Fabriquer du commun en mixant les savoir-faire. Tous ces gestes, ces pensées, ces échanges invisibles sont le terreau du projet algægraphique qui esquisse une écologie de l’œuvre où humains et non-humains s’éprouvent, se déplacent, pour mieux repenser un espace élargi du « nous »50. Parce que l’image vivante est le lieu privilégié d’un partage d’affects, elle s’offre comme espace de négociation et de redéfinition permanant d’une communauté vivante.
Lia Giraud
34 Augustin Berque est le créateur du terme « Mésologie » [http://ecoumene.blogspot.com/]. Voir notamment les actes du colloque à Cerisy, Marie Augendre, Jean-pierre Llored, Yann nussaume (dir.), La mésologie, un autre paradigme pour l’anthropocène ? Autour et en présence d’Augustin Berque, Hermann, Paris, 2018.
35 Bernard Stiegler, De la misère symbolique, Flammarion, Paris, 2013
36 Jacob Von Uxküll, Mondes animaux et monde humain, Denoël, Paris, 1965.
37 Victor Petit, « l’effet Uexküll », Séminaire Mésologiques, 13 novembre 2015
38 Terme proposé par Tetsuro Watsuji pour son analyse du milieu humain (Fûdo). Tetsuro Watsuji, Fûdo, le milieu humain, CNRS, Paris, 2011
39 Georges Canguilhem, La connaissance de la vie, Librairie philosophique J. Vrin, Paris, 2000
40 Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris, 1945
41 Gilbert Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Jérôme Million, Grenoble, 2005.
42 Estelle Zhong Mengual, Apprendre à voir. Le point de vue du vivant, Actes sud, Arles, 2021
43 Merleau-Ponty, Op.cit., p.103
44 Georges Canguilhem, Op.cit., p.10
45 Raymond Ruyer, L’animal, l’homme. La fonction symbolique, Gallimard, Paris 1964. Il écrit en conclusion p.261 « L’activité humaine, à la différence du comportement animal, n’est pas seulement thématique, elle est symbolique » et plus loin, « L’homme a constitué des œuvres accumulables, transmissibles, réinterprétables, et qui ne sont pas de simple produits organiques. Il explore deux mondes à la fois, le monde idéal avec lequel l’animal n’est en contact que par ses thèmes instinctifs spécifiques et le monde spatio-temporel. Il informe l’un par l’autre. […] Il déchiffre toutes les formes et, derrière les formes leurs signification ou expressivité, qu’il assimile à son être. Il devient ainsi un être double, le cerveau unissant son organisme psychique, architecturé et entretenu, à son organisme biologique. De plus, cet organisme psychique, ou cette « âme » se fond graduellement dans l’« esprit » c’est-à-dire dans les significations universelles, non individualisées ».
46 Glenn Albrecht, Les émotions de la terre, les liens qui libèrent, Paris, 2020. La solastalgie » décrit un état d’anxiété, de peine ou d’impuissance ressenti par des habitants privés du réconfort de se sentir « chez soi », face à la dégradation environnementale de leurs lieux de vie.
47 Camille de Toledo, Le fleuve qui voulait écrire. Les auditions du parlement de Loire, Les liens qui libèrent, Paris, 2021
48 Italo Calvino, les villes invisibles, Seuil, Paris, 1996.
49 Emanuele Coccia, La vie des plantes, une métaphysique du mélange (The Life of Plants, a Metaphysics of Mixture), Payot et Rivages, Paris, 2016
50 Tristan Garcia, Nous, animaux et humains , Actualité de Jeremy Bentham (Us, animals and humans, Expanding on Jeremy Bentham) François Bourin Éditeur, Paris, 2011