Le 27 mars 1973, une militante indienne monte sur scène pour refuser l’oscar du meilleur acteur remis à Marlon Brando pour Le Parrain, en signe de protestation contre la représentation indienne à Hollywood et la répression en cours à Wounded Knee. Elle quitte la scène sous les huées, des huées visant surtout l’acteur qui fait trois affronts à l’Académie : refuser l’oscar, ne pas même se déplacer et donner une leçon de morale1. Cette prise de parole est l’une des plus célèbres de l’histoire des Oscars, qui deviennent pour la première fois une tribune politique. En 2022, après la campagne #Oscarssowhite qui a vu l’universitaire afro-américaine Jacqueline Stewart prendre la tête de l’Académie, Sacheen Littlefeather est devenue un symbole et les honneurs qui lui sont dus lui sont rendus. Elle accorde un entretien-testament de 3h402, puis est reçue en grandes pompes à l’Académie avant de décéder le 2 octobre d’une longue maladie, à 75 ans.
Sauf que, patatras, trois semaines après sa mort, ses deux sœurs « révèlent » que Sacheen Littlefeather (née Marie Louise Cruz) n’a jamais été indienne. La famille de leur père n’est ni apache, ni yaqui, mais mexicaine de Mexico3. Dans le contexte actuel, il était probable qu’une enquête serait ouverte et qu’elle serait cancelled avant même les résultats. Or un embarras immense a paralysé la presse. L’Académie a publié un communiqué reconnaissant qu’« elle s’identifiait comme une Indienne » tout en ajoutant un avertissement à sa vidéo-testament pour se dégager de toute responsabilité. L’affaire se complique d’avoir été rendue publique par Jacqueline Keeler, figure féroce et controversée menant une chasse aux sorcières contre les pretendians – les blancs qui se prétendent indiens. Une des sœurs, Rosalind Cruz, continue sa croisade sur Twitter avec de gros accents complotistes, mais elle frappe juste au moins quand elle lance « si vous ne nous croyez pas, faites votre contre-enquête ». Un seul a défendu courageusement Sacheen Littlefeather4 sans pour autant effacer certaines zones d’ombre. Bref l’affaire est un cas typique d’invisibilisation médiatique.
Vu de France (où rien n’a été relayé de cette affaire, non par décision mais par ignorance), l’obsession maladive des Américains pour les origines paraît toujours très curieuse. Et surtout elle manque complètement l’originalité de cette histoire. On a deux camps : ceux qui veulent retirer sa couronne à l’une des reines de la cause indienne et qui voudraient « réparation » pour le mal qu’elle a fait – mais on se demande bien à qui elle a pu faire du mal, et on se demande bien la place de qui elle a pu prendre, car elle seule pouvait faire ce qu’elle a fait ; et ceux qui défendent Sacheen Littlefeather contre l’accusation qu’elle aurait menti et commis une fraude ethnique (ethnic fraud). Cas exemplaire de la binarité caricaturale dans laquelle s’enferrent les Etats-Unis, pris au piège de leur obsession identitaire. Et on a envie de dire à ce pays : où est passé ton humour ? Où est passée ta capacité de fiction ? Où est passé ton goût de l’extraordinaire ? Où sont tes figures bigger than life, tes self made men et women, tous ces gens qui s’inventent leur vie ? Les États-Unis chaque année nous paraissent plus ternes, plus étriqués, plus terribles. On a avec Sacheen Littlefeather un exemple de personnalité extraordinaire, une personne qui, quelles que soient ses origines, s’invente une vie de personnage de fiction, une véritable héroïne.
Voici quelques aperçus de cette vie insaisissable. Elle naît en Californie d’une mère blanche et d’un père d’origine mexicaine. A 19 ans, elle entend des voix, fait une tentative de suicide et est internée dans un hôpital psychiatrique pendant un an – lourde épreuve qu’elle n’a jamais cachée. Elle est diagnostiquée schizophrène. À sa sortie, elle est aidée par une association indienne et s’engage à son tour dans un comité pour la juste représentation des Indiens à l’écran. En 1969, elle commence à se faire appeler « Sacheen Littlefeather ». Apprentie actrice à San Francisco, elle rencontre FF Coppola (qui a fait de San Francisco son fief) pour entrer en contact avec Brando, ardent défenseur de la cause indienne. Elle prétend avoir participé à l’occupation d’Alcatraz, en revanche ce qui est sûr, c’est qu’elle est élue Miss Vampire USA dans un concours de beauté sous le nom « Sacheen Littlefeather of Alcatraz ». Elle pose nue et costumée (déguisée ?) en indienne, pour Playboy en 1972, une session qui ne sera publiée qu’en octobre 1973, après les oscars. Elle joue un rôle minuscule de prostituée aguicheuse, où elle mâche un chewing-gum, maquillée à outrance, dans un mauvais décalque du Parrain tourné à San Francisco (Il consigliori d’Alberto de Martino). Puis transfiguration : on écarquille les yeux, est-ce bien la même ? Elle monte sur scène aux Oscars avec une intensité extraordinaire, un calme impérial, une douceur désarmante. On ne lui donne qu’une minute, on l’empêche de lire le texte de Brando, mais elle improvise avec un pouvoir de conviction miraculeux. Brando la met en scène mais elle vole le show.
Depuis elle ressasse des histoires improbables. Il aurait fallu six vigiles pour retenir John Wayne de la faire sortir de scène. C’est trop beau pour être vrai : le Duke rejouerait La Prisonnière du désert5? Elle affirme que Hoover a demandé au FBI de la surveiller, or il est mort en 1972 et elle n’est pas Jean Seberg. Elle et Russell Means prétendent que sa prestation aux oscars a été déterminante pour les occupants de Wounded Knee qui l’ont vue en direct – alors qu’il s’avère qu’il n’y était pas ce soir-là et que l’électricité était coupée dans le camp.
Oui mais de nombreuses actions témoignent de son engagement. Un seul exemple. La presse américaine passe très vite sur son voyage européen, mais un article du journal écologique militant La Gueule ouverte (n°8, juin 1973), fondé par l’équipe de Charlie Hebdo, « Wounded Knee-Larzac, même combat », rapporte qu’une délégation de neuf Indiens de six nations est invitée au festival de théâtre de Nancy pour son hommage aux populations opprimées (24 avril-4 mai). La délégation se rend ensuite à Genève pour la création d’un Conseil européen des nations indigènes, puis dans le Larzac du 14 au 16 mai6. Tous les témoignages disent le dévouement de celle qu’on appelle « Petite plume »7. Un mois après les oscars, elle n’est donc pas en train de chercher la célébrité, elle transforme le Larzac en terre apache.
Elle tourne ensuite quatre westerns, et là aussi la confusion est totale. Comment peut-elle accepter en 1974 de jouer exactement les rôles de squaws violées et massacrées qu’elle a dénoncés devant l’Académie, dans deux westerns salaces, Johnny Firecloud et Winterhawk ? Oui mais dans le même temps elle tient un rôle d’avocate dans The Trial of Billy Jack (Tom Laughlin), nanar mais grand succès à l’époque, où elle monte sur scène pour défendre la cause comme elle l’a fait devant les professionnels du cinéma. Elle n’apparaît que pour être tuée dans Shoot the Sun Down, mais son idylle avec Christopher Walken est coupée au montage quand le film tourné en 1976 sort deux ans plus tard. Elle ne se comporte pas en icône, mais en actrice, passant d’un rôle à l’autre, dans la vie et dans les films, et son plus beau rôle est toujours celui de la porte-parole. Au sujet de ses nus dans Playboy, elle répond : « Tout le monde dit black is beautiful, et pourquoi pas red ? » Le plus triste est qu’elle soit écartée des plateaux TV alors que son éloquence est irrésistible, comme on le voit dans une émission locale de San Fransisco en 19768. Elle vient de subir une grave opération des poumons et annonce se consacrer à la physiothérapie. Elle participera jusqu’à la fin de sa vie à diverses actions militantes dans la Baie.
Ces exagérations et ces contradictions prouvent quoi ? D’abord que la légende s’imprime : on est à Hollywood ! Quelle tristesse de voir gagner l’esprit de sérieux : l’Académie se considère désormais comme une institution, avec un devoir et une mission, mais bon courage si elle veut administrer un lieu qui n’est qu’un perpétuel jeu de masques. Hollywood est le centre de l’entertainment, et toute tentative de réguler, de contrôler, d’identifier est vouée à l’échec ou à la dérision. L’exemple emblématique est celui de Iron Eyes Cody. Prétendument indien, il s’est avéré après 60 films qu’il était profondément sicilien. Ça nous fait rire, nous Européens, et ça ne dérangeait pas tant que ça les Américains il y a quinze ans. En 2009, le documentaire Reel Injun, consacré à la représentation des native americans (auquel Sacheen Littlefeather collabore) rapporte l’histoire de Iron Eyes Cody sans que le cinéaste (indien) n’ait la tentation de le discréditer ou de l’invisibiliser. Que s’est–il passé pour que cela devienne tabou ?
Sacheen Littlefeather sur la scène des Oscars dénonce une représentation dégradante et elle contre-appose immédiatement, comme dans un happening ou une performance, une image glorieuse d’Indienne. Elle qui ne trouvait que des petits rôles, dégote un rôle magnifique (Brando, metteur en scène visionnaire), mais elle se met aussi en scène (Brando est devant sa télé). Elle sera l’Indienne. L’Indienne qui manque. L’Indienne qu’on ne voit pas sur les écrans. Elle sera la fierté indienne. John Wayne dira quelques années plus tard : « Si Brando avait quelque chose à dire, il n’avait qu’à se montrer plutôt que d’envoyer sur scène une petite inconnue déguisée en Indienne. » Panoplie d’actrice ou costume de pow-wow ? Mais n’est-ce pas le même habit d’apparat ? On voudrait qu’elle soit enrôlée dans une nation indienne (enrolled désigne l’appartenance officielle à une tribu), mais elle n’est qu’enrôlée dans le cinéma et dans la vie. Actrice et activiste ont la même racine. Elle s’enrôle comme actrice et porte-parole un peu partout. Et elle y croit, elle ne trompe pas son monde.
Et puis il y a la piste psychiatrique. Dans le grand entretien avec Jacqueline Stewart, Sacheen Littlefeather dit qu’elle a été diagnostiquée schizophrène à raison et qu’elle est toujours soignée depuis. Elle détaille sa maladie longuement. Elle insiste sur son « besoin de reconnaissance jamais rassasié ». Là encore on admire son aplomb, son goût du récit, son aisance de plus en plus troublante (tout d’un coup elle se met à chanter), on a le sentiment qu’elle fictionne en direct. Face à Jacqueline Stewart, Afro-américaine, elle lance soudain que les médecins étaient autour d’elle cagoulés comme le KKK – ce qui est une comparaison pour le moins hardie. Ce séjour à l’hôpital est frappé lui-même de soupçon. Elle le compare à Vol au-dessus d’un nid de coucou (1975) dans lequel Chief, le premier grand rôle joué par un Indien à Hollywood, s’échappe de l’institution. Elle semble faire feu de tout bois. Mais qui avons-nous face à nous ? Est-ce donc cela, sa vie ? Le courage de celle qui a terrassé ses démons et qui est « renée » en indienne ? Ce serait admirable. Une schizophrène s’arrange pour trouver une manière de vivre… Mais nous n’en savons rien, le mystère Sacheen cristallise la fiction. Le signal le plus abyssal se trouve dans une vidéo méconnue de 1997, où elle prétend avoir été abandonnée et élevée par une famille adoptive blanche, avant de retrouver son frère de sang (qui n’a jamais existé)9. Mythomanie ou bouffée délirante ?
Tout le monde se demande si elle « l’est ou pas ». Et alors, quelle différence ? C’est ce que les Américains n’arrivent pas à comprendre pour sortir de leur névrose identitaire. Qu’elle soit indienne ou pas, sa vie – son action – est exactement la même. Elle n’a pas eu d’enfance indienne, n’a pas été enrôlée dans une tribu, et quand Jacqueline Stewart lui demande ce que son père censément apache lui a transmis, elle répond évasive : « pas grand chose ». On voit que les fils sont très très ténus. Donc si on veut jouer le jeu si ennuyeux de l’identité, on peut arguer que, même si elle était d’origine indienne, il y a de toute façon eu un moment de prise de conscience, une décision d’endosser l’identité indienne. En quoi cette identification est-elle moins arbitraire qu’un born again, où elle déciderait, Mexicaine, d’agir en Indienne ? Le fait est qu’à un moment de sa vie, elle s’est donné l’identité indienne – qu’elle le soit ou non, et qu’elle croit l’être ou non. Nul ne sait ni ne saura ce qu’elle croyait lorsqu’elle a commencé à se penser indienne en 1969. Sans doute avait-elle de bonnes raisons de croire qu’elle l’était – ou de vouloir croire qu’elle l’était. Elle a pu s’accrocher à une vague idée qu’elle était d’origine indienne, et cela suffisait à une jeune fille en formation, et en souffrance. Elle peut l’avoir cru de bonne foi, ou s’être servi de rumeurs familiales, elle peut s’en être servi pour sortir de sa maladie, ou sa schizophrénie l’a trompée. Elle peut aussi avoir menti. Peu importe, cette âme troublée a trouvé de toute façon une manière de se reconstruire et de rester en vie. Tous les témoignages insistent sur son humour à toute épreuve, et il est vrai que dans ces images plane un sourire de sphinx.
Stéphane Delorme
1 « Marlon Brando’s Best Actor Oscar win for The Godfather | Sacheen Littlefeather », publié sur youtube, 2 octobre 2008.
2 Interview de Sacheen Littlefeatther par Jacqueline Stewart, youtube, 18 juin 2022
3 Jacqueline Keeler, Sacheen Littlefeather was a Native American icon. Her sisters say she was an ethnic fraud, San Francisco Chronicle, octobre 2022.
4 Daniel Voshart, The Crashing of Sacheen’s Funeral, Medium, 4 décembre 2022.
5 John Wayne and the Six Security Men, Self, Self-Styled Siren, 19 août 2022
6 Christian Delorme, Wounded-Knee – Larzac même combat, La Gueule ouverte, 8 juin 1973, p 1″. [Lire en ligne (archive)]
7 Édouard Launet, Le larzac, de natifs en néos, Libération, 8 août 2003 [Lire en ligne (archive)]
8 « Sacheen Littlefeather Interview 1976 » publié sur youtube le 27 février 2022.
9 « Sacheen Littlefeather Modeling For Photo Shoot », film 16mm, 1’33”, Bay Area Television Archive, 16 janvier 1971. [Consulter la version numérisée ici]