Après 10 mois d’interdiction d’entrer dans la zone frontalière polono-biélorusse, il est de nouveau possible de pénétrer dans la dernière forêt vierge d’Europe. La saison touristique est désormais ouverte. La Podlachie est le poumon vert de la Pologne, et le secteur industriel n’est guère développé dans cette région. Les parcs, les forêts, les réserves naturelles, la faible densité de population rendent de fait la région attractive, mais l’absence de perspectives de développement économique en dissuade plus d’un. La forêt de Białowieża est la dernière forêt vierge d’Europe, s’étendant des deux côtés de la frontière polono-biélorusse. La zone frontalière est principalement constituée de forêts et d’étangs. C’est un terrain impitoyable avec un sous-bois épais et des marécages où marcher quelques centaines de mètres peut prendre plusieurs heures. On y trouve des chênes centenaires, des espèces d’oiseaux rares, éteintes dans le reste de l’Europe. C’est le seul endroit sur le vieux continent où les bisons vivent en liberté. Ils circulent entre la Pologne et la Biélorussie.
Depuis le mois d’août 2021, les réfugiés d’Irak, de Syrie, du Congo, du Nigeria, du Mali, environ quarante mille personnes1, continuent de franchir la frontière polono-biélorusse. La crise humanitaire se poursuit, et la construction d’un mur paraît être la seule solution possible. Même si le mur enferme ceux qui le construisent, il est une barrière qui peut incarner une protection. On l’érige pour se protéger des dangers venant de l’extérieur. Ce mur de 5,5 mètres de haut s’étend sur 186 kilomètres de long. Il y a des ouvertures pour les petits animaux, et plusieurs portes pour les plus gros ont également été installées. Des postes de garde ont été placés tous les cent mètres, et des soldats et agents des services frontaliers patrouillent sans cesse dans cette zone. Le mur traverse des écosystèmes délicats, comme la dernière forêt primaire, passant à l’intérieur du parc national de Białowieża, une zone couverte par le programme de protection de la flore et de la faune menacée d’extinction. La frontière entre la Pologne et la Biélorussie reste en effet l’un des principaux corridors pour la préservation de la faune entre l’Europe de l’Est et l’Eurasie. Dans le même temps, le parc cesse d’assurer la libre circulation des loups, des lynx, des cerfs, des ours bruns et des bisons. Les corridors créés entre les clôtures frontalières de la forêt sont devenus un piège mortel pour les animaux. Une vingtaine de bisons se sont trouvés enfermés entre la frontière biélorusse et polonaise. Ces bisons traversaient généralement la frontière et atteignaient la clôture biélorusse, parfois située beaucoup plus loin, à l’Est de cette même frontière. Leur retour a été coupé par des fils barbelés, et maintenant par le mur. Trouveront-ils une porte pour sortir de ce piège ? Qui leur ouvrira le passage ?
Le bison, celui de la forêt primaire de Białowieża, n’est pas seulement la métaphore la plus complète de l’étranger, il convoque également toute une constellation de métaphores de l’étrangeté et de la sauvagerie. Il a tous les traits qui prouvent ce que l’homme n’est pas. Car ce qui est humain n’est certainement pas ce qui est animal, et inversement. Le hiatus entre l’homme et l’animal est si radical que la négation de l’animalité pendant des siècles s’est appliquée non seulement au corps spirituel mais aussi au corps humain. Malgré l’histoire de l’évolution et nos gènes partagés, ce qui était spécifiquement « nôtre » a été recherché en eux pour nous en différencier. L’animal est avant tout l’autre, l’étranger, il n’est pas et ne deviendra pas « nous », mais il est devenu « à nous », bien qu’un animal sauvage comme le bison ne puisse être attribué à aucune nation. Un bison est plus qu’un animal, même s’il est privé du droit d’avoir des droits. Étant sauvage, il est avant tout « ouvert », comme les territoires qu’il habite. Se déplaçant librement d’un pays à l’autre, c’est un symbole de liberté et de non-subordination. Même s’il se reproduit partiellement dans des réserves et que son milieu naturel diminue de jour en jour, il reste un gardien de notre être sauvage. Deleuze nous encourage à « devenir un bison »2, un bison qui cherche ses herbes parmi les autres. Parce que l’herbe, et en particulier l’herbe de bison n’existe qu’entre les grands espaces non cultivés. Elle pousse entre les choses pour combler les vides et pour parfumer la fameuse vodka Żubrówka.
Le bison, dans son étrangeté lointaine, archaïque, est chez lui partout où il va. Tout aussi archaïques sont les sentiments qu’il évoque en nous, en particulier le concept de sauvagerie. La sauvagerie est pourtant une figure historiquement importante pour comprendre l’étranger, dans des processus d’apprivoisement, d’absorption ou de rejet. La sauvagerie est le passé, un état de l’au-delà de l’histoire, avant la formation de « notre homme », c’est-à-dire de l’Homme tout court. Le sauvage et toutes les idées qui lui sont associées constituent le sens de la culture, une certaine primordialité, ou plutôt une nature a priori de ce qu’est l’humain, chassée par l’avènement de la civilisation et néanmoins en nous pour toujours. Le bison est comme un sauvage à côté de notre monde, au-delà de notre culture, au-delà de nos topos et logos, mais en même temps il détermine leur cohérence. Il détermine la limite de l’anormal et du normal ; le chaos et ce qui est ordonné. Pourtant, sa digne sauvagerie, si je puis dire, nous le fait admirer, presque comme l’éléphant dans le roman de Romain Gary. « Les chiens, ça suffit vraiment plus. Les gens se sentent drôlement seuls, ils ont besoin d’une autre compagnie : il leur faut quelque chose de plus grand, de plus costaud, qui puisse vraiment tenir le coup3 ». Non, les chiens ne suffisent plus, il faut au moins des bisons.
Le bison n’est pas un élément du paysage qu’on pourrait diviser avec un mur qui l’empêcherait d’exister. Par sa nature, il ne peut pas être déterminé ou mis en catégories parce que l’apprivoisement cesse d’être la sauvagerie. Le bison sans terre, sans propriété, c’est comme un indigène, sans le droit toutefois d’en être un. Symbolisant des interrogations humaines, il représente l’extinction. Dans notre histoire actuelle des problèmes migratoires, il devient aussi une figure sociétale et une métaphore de la puissance étatique. Toute interaction avec lui est vouée à l’échec. Cependant, c’est surtout cet échec qui le définit. Dans le monde civilisé, le sauvage n’apparaît que comme un objet, une décoration, une exposition. Face à l’extermination coloniale il finit par être absorbé par la civilisation. Derrida définit l’« animal » comme le terme général utilisé pour désigner tout être qui n’est pas humain. Plus nous voyons de relations potentielles entre nous et les animaux, plus radicalement nous faisons la différence. Et la principale différence entre les animaux et les humains, c’est que les animaux sont tués alors que les gens sont assassinés.4 Le meurtre est une violation de la norme, il entraîne culpabilité et punition. La tuerie reste impunie, elle est incluse dans le compte des profits de la civilisation.
Malgorzata Grygielewicz
1 Source : site officiel de Straż Graniczna, Police des frontières polonaise : https://cutt.ly/aXlpTsZ
2 G. Deleuze, Dialogues, avec Claire Parnet, Ed. Flammarion, Paris, 1977, p. 37
3 Paraphrase du roman de R. Gary, Les racines du ciel, Gallimard, 2020, p.331 « Non les chiens ne suffisent plus, il faut au moins des éléphants. »
4 Donna Haraway, Quand les espèces se rencontrent, Les empêcheurs de penser en rond, 2021.