Aucune image n’est réellement univoque, et aucune ne se confond avec un message à communiquer qui serait sans reste. Même dans le cas d’un spot publicitaire qui recherche la plus grande efficacité commerciale, même à l’intérieur d’un film de propagande qui entend conditionner les esprits une fois pour toutes, une image fuit de partout, laissant entrevoir, à partir d’un détail parfois minuscule, les conditions de sa fabrication ou la place qu’elle assigne au spectateur. C’est l’une des tâches de l’art de l’image que de rendre sensible ce détail gisant dans une trace visuelle, d’être aux aguets de ces « signes labiles dont [les images] sont dépositaires », étant dit, avec Sylvie Lindeperg, que celles-ci « reflètent moins l’événement historique qu’elles n’en sont les témoins et en portent les coordonnées » (La Voie des images, 2013).
Harun Farocki n’a pas cessé dans son travail de cinéaste de suivre ces « signes labiles » qui gravitent et essaiment à l’intérieur des images, qu’elles appartiennent au panthéon du cinéma ou qu’elles soient issues d’une production audiovisuelle qui ne relève pas nécessairement de l’art. L’attention portée à ces signes visuels trouve sa condition paradoxale dans un regard flottant, qui est moins superficiel et surplombant qu’errant à la surface de l’image pour en forer la virtualité des significations. Ce détail incident que saisit une observation distraite, c’est l’expérience que fait par exemple Harun Farocki quand il regarde les « jeux sérieux » de l’armée américaine, ces mêmes « jeux » d’inspiration vidéoludique que les soldats US utilisent pour guérir les militaires qui rentrent de zones de combat avec des troubles post-traumatiques.
Dans le quatrième de ses Serious Games, Farocki remarque en effet que les figures représentées dans leur environnement numérique – un faubourg de Bagdad sous un soleil de plomb, où un attentat vient d’avoir lieu – n’ont pas d’ombre. Ce qui est bien une aberration visuelle. Mais cette aberration, captée par Farocki au détour d’un visionnage, ou plutôt d’un re-visionnage de ce document audiovisuel de l’armée US, fait prendre conscience au cinéaste de la réalité suivante : les images qui servent à guérir les soldats sont moins sophistiquées que les images qui sont utilisées pour les entraîner à la guerre. Il y a la guerre « asymétrique » entre les Américains et les Irakiens, mais il existe aussi une autre asymétrie : celle qui apparaît entre les images, puisque celles destinées à la guérison sont plus « pauvres » que celles destinées au combat (où les véhicules armées ont bien leur ombre portée).
Un simple détail – une ombre manquante – conduit ainsi Farocki à persévérer dans le fait de prendre au sérieux l’univers visuel et sonore du jeu vidéo, qui, loin de se réduire à un simple divertissement d’abrutis, est devenu le « médium dominant, comme l’écrit le cinéaste, celui qui marque de son empreinte la représentation collective » (Trafic, n°78, été 2011). Pour cette seule raison, il mériterait qu’on s’y arrête un peu, qu’on aille y voir de plus près, et que nous arpentions les usages que l’on en fait en dehors de l’industrie du divertissement. Une perception distraite, qui renvoie ici à un manque dans l’image, est ainsi en mesure de transformer notre appréciation d’une culture populaire qu’il serait désormais déplacé d’estimer comme « basse ». De même, elle nous permet de reconstituer tout un contexte historique – celui de la guerre en Irak et de ses répliques transnationales –, à partir d’un regard transformé qui se retrouve devant de nouvelles « coordonnées » de l’événement. Une expérience de la distraction peut ainsi, à sa façon, renverser les idées reçues sur un médium (le jeu vidéo), et attirer notre attention sur les mondes qu’il construit comme les histoires qu’il raconte, pour le meilleur comme pour le pire.
Dork Zabunyan