Lorsque j’ai choisi d’ouvrir Pour une écologie des images par un hommage à Imre Kinszki, mon grand-oncle photographe disparu en 1945 à l’âge de quarante-quatre ans, j’étais loin de connaître toutes ses photographies et tous ses écrits. Entre-temps — et l’entre-temps sera sans doute ici l’essentiel —, j’en ai collectionnés beaucoup d’autres, en les glanant notamment dans des revues auxquelles il a contribué et dans diverses archives. Ils ne représentent certes qu’une petite partie de son œuvre. Mais ils me permettront de donner un aperçu de l’importance de son travail photographique et de sa pensée qui, à tant d’égards, nous parlent d’avance — dans un entre-temps, précisément, auquel on prêtera l’oreille — des questions écologiques et iconomiques auxquelles nous sommes confrontés aujourd’hui 1.
Pour l’hommage-montage qui suit, j’ai rassemblé et traduit un certain nombre d’extraits puisés dans les écrits d’Imre Kinszki afin d’accompagner chaque fois, telles des légendes volontairement obliques ou dissonantes, un diptyque d’images dont il est l’auteur. Entre celles-ci et les mots qui semblent les gloser, il y a donc, délibérément, ce qu’on pourrait appeler un effet de bougé. Comme si, du cliché à ce qui paraît être son commentaire, s’était glissé un retard ou une avance — un entre-temps, justement—, une discordance temporelle.
Dans ce qui nous apparaît rétrospectivement comme une anticipation saisissante, les textes d’Imre Kinszki, en effet, parlent non seulement des temps à venir (de la disparition des espèces menacées, des transformations environnementales majeures) mais aussi des durées plus ou moins longues de l’iconogenèse photographique (l’attente patiente du moment opportun dans la prise de vue naturaliste, la lenteur du développement). Tandis que ses images conjuguent également des temporalités hétérochrones, comme suspendues dans un différentiel de vitesses arrêté : ce qu’elles offrent au regard, c’est le caractère éphémère d’un rayon lumineux ou d’une ombre, c’est le mouvement d’une balançoire ou le passage du dirigeable Zeppelin au-dessus de Budapest, c’est la démolition d’un immeuble, ce sont les blocs de glace accumulés sur le Danube gelé ou le sommeil d’un livreur pendant que mange son cheval…
Toutes les photographies que j’ai rassemblées dans cet album-hommage font partie du fonds de la bibliothèque Ervin Szabó à Budapest, qui conserve nombre de vues et de scènes ayant pour sujet ou cadre la capitale hongroise. Les extraits des textes d’Imre Kinszki que j’ai traduits du hongrois en guise de légendes décalées sont tirés quant à eux d’un essai, A természet háztartása (« L’économie domestique de la nature »), publié en janvier-février 1919 dans Huszadik század (« Vingtième siècle », une importante revue de sociologie qui joua un rôle de premier plan dans la révolution social-démocrate de 1918, avant d’être interdite l’année suivante) ; ainsi que de trois articles illustrés par les photographies d’Imre Kinszki lui-même et parus dans Búvár (une revue de vulgarisation scientifique dont le titre signifie « plongeur » ou « scaphandrier », mais aussi, au sens dit figuré, un chercheur qui se plonge dans l’exploration d’un thème) : Mikor jó a textiláru (« Qu’est-ce qu’un bon tissu ») en février 1935, Természet fényképezés (« Photographie naturaliste ») en août 1935 et Természetfényképezés egyszerű eszközökkel (« Photographie naturaliste avec des moyens simples ») en juillet 1937.
Je remercie chaleureusement Judít Kinszki pour m’avoir autorisé à reproduire les photographies ainsi que les extraits des écrits de son père. L’étude de référence sur la vie et l’œuvre d’Imre Kinszki reste celle de Marianna Kiscsatári, « Kinszki Imre (1901-1945) », Fotómüveszet, vol. 28, n° 5-6 (1995).
Peter Szendy
1.
« L’époque de l’anthropomorphisme rude et primitif est sans aucun doute révolue dans la science. Aucun chercheur sérieux ne croit plus que les arbres sont là pour donner de l’ombre à l’homme, les animaux pour lui offrir une nourriture savoureuse ou le ciel pour qu’il s’émerveille lorsqu’il le voit habillé de pourpre et de violet au crépuscule. Cet anti-anthropomorphisme va même plus loin : il fait descendre l’homme de son piédestal de « maître de la nature », il l’exhorte à la modestie en lui expliquant qu’il n’est qu’un grain de poussière dans la création, que son importance est infime dans le tout de la vie sur terre. » (Imre Kinszki, « L’économie domestique de la nature », p. 56)
2.
« Dans la vaste économie domestique de la nature, le vent, la pluie, chaque petite pierre, chaque petite plante, chaque espèce animale a son « rôle ». Et cette importance qu’ils ont les revêt d’une valeur objective correspondante qui contraste avec notre évaluation étroite, subjective, mesquine, fondée sur leur utilité ou nocivité pour nous. » (Imre Kinszki, « L’économie domestique de la nature », p. 56)
3.
« Bien entendu, la désagrégation de l’ordre ancien serait d’autant plus vaste que les êtres disparaissant ensemble de la surface de la terre y auraient été plus originels et plus répandus. Elle serait d’autant plus conséquente que le système des adaptations qui s’est construit sur ces êtres serait plus puissant et plus complexe. Mais les expériences vécues montrent que, même lorsqu’il s’agit d’espèces animales ou végétales relativement jeunes, l’effet de leur raréfaction ou de leur extinction peut être considérable. » (Imre Kinszki, « L’économie domestique de la nature », p. 58)
4.
« La “valeur” de l’être vivant en question, supposément donnée par son “rôle” dans “l’économie domestique de la nature”, exprime simplement combien sa préservation est désirable pour l’homme. Ce fondement anthropocentrique peut être caché mais non éliminé par tout l’édifice conceptuel qui s’est construit dessus.
Notre brève analyse a donc montré que l’idéologie de “l’économie domestique de la nature” n’est autre que le compromis de l’ancienne conception de la nature avec celle d’aujourd’hui : à savoir la survivance des éléments théistes sous couvert d’une tendance à l’objectivité. Et ce n’est pas la première qui, dans le compromis, est la plus mal servie, car si la seconde ne fait que fournir la forme de l’anti-anthropomorphisme, celle-là a pu y faire passer en contrebande deux éléments importants de son contenu : le fait que la nature tend vers un but, qui n’est autre que l’homme. » (Imre Kinszki, « L’économie domestique de la nature », p. 58)
5.
« Nous avons acheté une toile, de la soie, un tissu. N’avons-nous pas fait une mauvaise affaire ? N’y a-t-il pas quelque substitut de plus mauvaise qualité dans le tissu “bon marché, mais excellent” ? Est-ce que le matériau “le plus fin” acheté à grands frais correspondra au but auquel il doit servir ? Quelques éléments d’information ne transformeront certes personne en un spécialiste impossible à tromper, mais on pourra découvrir certains concepts parmi les plus importants dans ce qui suit. » (Imre Kinszki, « Qu’est-ce qu’un bon tissu », p. 89)
6.
« Photographier des plantes et des fleurs n’est pas trop difficile, mais en un sens ce n’est pas non plus très satisfaisant car, dans les images, il manque le mouvement, l’élément de l’événement, précisément ce dont la représentation est l’une des des ambitions propre à la photographie. » (Imre Kinszki, « Photographie naturaliste », p. 559)
7.
« On ne peut pas pratiquer la photographie des plantes “comme ça, en plus”, à la manière d’un divertissement accompagnant des excursions, car elle exige beaucoup de temps libre, de résistance, de patience. Qu’il suffise de rappeler que, en plein air, le vent souffle sans cesse et que bien souvent il faut attendre pendant des demi-heures qu’une accalmie se produise. Les plus malins parmi ceux qui photographient des plantes se lèvent donc plutôt à l’aube et ils photographient la fleur de leur choix (surtout s’il s’agit d’un spécimen à tige longue) dans les heures qui suivent le lever du soleil, lorsque le vent ne souffle pas encore. » (Imre Kinszki, « Photographie naturaliste », p. 559-561)
8.
« Le principe de base, c’est qu’il ne faut pas “pourchasser” l’oiseau et risquer qu’il s’enfuie ; il faut plutôt l’habituer lentement à l’appareil, ce qu’on peut parfois réussir de manière remarquablement aisée. […] Pour photographier des espèces plus prudentes à proximité de leur nid, on utilise habituellement un déclenchement à distance. On positionne alors convenablement l’appareil près du nid ; si possible, on le cache soigneusement et soit on le déclenche soi-même à distance grâce à un fil adéquat ou à l’aide d’un dispositif électrique, soit on s’arrange pour que ce soit l’oiseau lui-même qui le déclenche s’il se pose sur une certaine branche préparée à cet effet, etc. » (Imre Kinszki, « Photographie naturaliste », p. 560)
9.
Il faut effectuer le développement des clichés avec beaucoup de soin, uniquement dans une solution douce aux effets égalisants, d’abord parce que, la photographie étant prise de très près, les oppositions, les contrastes lumineux sont extrêmement grands ; et ensuite parce que, lors de l’agrandissement, un grain qui ne serait pas assez fin aurait un effet particulièrement gênant. (Imre Kinszki, « Photographie naturaliste », p. 561)
10.
« En usant d’un terme scientifique, on appelle écologie, à savoir science de l’habitat, cette branche des sciences de la vie qui examine les relations, les rapports entre les êtres vivants et leur environnement, leur habitat. Immortaliser les écarts, les variations de ces rapports est aussi la tâche du photographe naturaliste. L’expansion des zones habitées et des villes influe fortement sur la flore et la faune de la région, en contraignant souvent les espèces qui y vivent à adopter de nouvelles habitudes, à s’adapter. […] En Angleterre, aux États-Unis, la photographie naturaliste est aujourd’hui devenue quasiment un sport de masse et celui qui la pratique n’y trouve presque plus de territoires inexploités ; tandis que chez nous, c’est encore pour ainsi dire une zone inexplorée, où même le débutant peut s’enrichir à chaque pas de découvertes intéressantes. » (Imre Kinszki, « Photographie naturaliste », p. 562)
11.
« Pour finir, qu’il nous soit permis de dire quelques mots sur les falsifications. Ce sont les amateurs ambitieux qui commettent un certain type de falsification lorsqu’ils veulent à tout prix une “belle image” remarquable et, dans leur effort pour l’obtenir, ils épinglent un grand papillon porte-queue sur un dahlia ou ils “attrapent” quelque oiseau empaillé au moment précis où il avale une immense sauterelle. […] Habituellement, la fin de l’affaire, c’est du reste que quelqu’un parmi les spectateurs épinglera l’image comme “supercherie” et la livrera ainsi au mépris du public, que la photographie en question — malgré tout ce qu’elle peut avoir d’inoffensif par ailleurs — se mérite bel et bien. Au bout du compte, la tâche de la photographie, même si elle n’est pas la représentation servile de la réalité, est du moins l’interprétation de la réalité, son explication ; à la réalité elle-même, elle ne saurait toutefois renoncer. » (Imre Kinszki, « Photographie naturaliste », p. 562)
Notes
Je tiens à remercier chaleureusement Dork Zabunyan pour son invitation à développer l’aperçu de l’œuvre d’Imre Kinszki que l’on trouve en introduction à Pour une écologie des images (Minuit, 2021)
1 Voir Peter Szendy, Le Supermarché du visible. Essai d’iconomie (Minuit, 2017).
Crédits photographiques
1a. Imre Kinszki, A piarista gimnázium alatti átjáró (« Le passage souterrain sous le lycée piariste »), vers 1930. Fővárosi Szabó Ervin Könyvtár, Budapest Gyűjtemény ; bibFSZ01497088, noir et blanc, 4,5 × 6cm. Courtesy Judít Kinszki.
1b. Imre Kinszki, Járókelők egy villa díszrácsos kapuja előtt,1933. Fővárosi Szabó Ervin Könyvtár, Budapest Gyűjtemény; bibFSZ01498682, noir et blanc, 6 × 4,5cm. Courtesy Judít Kinszki.
2a. Imre Kinszki, Pihenő szállítómunkás fekszik egy lovas kocsi szállítmányán, 1934; Fővárosi Szabó Ervin Könyvtár, Budapest Gyűjtemény; bibFSZ01497114, noir et blanc, 6 × 4,5cm. Courtesy Judít Kinszki
2b. Imre Kinszki, Járókelők esőben, 1932; Fővárosi Szabó Ervin Könyvtár, Budapest Gyűjtemény; bibFSZ01497071, noir et blanc, 6 × 4,5cm. Courtesy Judít Kinszki
3a. Imre Kinszki, Feltorlódott jégtáblák a Dunán, 1928; Fővárosi Szabó Ervin Könyvtár, Budapest Gyűjtemény; bibFSZ01497744, noir et blanc, 4,5 × 6cm. Courtesy Judít Kinszki
3b. Imre Kinszki, Az Orczy-ház bontása, 1932[?]; Fővárosi Szabó Ervin Könyvtár, Budapest Gyűjtemény; bibFSZ01497801, noir et blanc, 6 × 4,5cm. Courtesy Judít Kinszki
4a. Imre Kinszki, A főváros köztisztasági vállalatának víztartályos lovas fogata, 1936; Fővárosi Szabó Ervin Könyvtár, Budapest Gyűjtemény; bibFSZ01499763, noir et blanc, 4,5 × 6cm. Courtesy Judít Kinszki
4b. Imre Kinszki, Az Állatkert közönsége, 1931; Fővárosi Szabó Ervin Könyvtár, Budapest Gyűjtemény; bibFSZ01498546, noir et blanc, 4,5 × 6cm. Courtesy Judít Kinszki
5a. Imre Kinszki, Mikor jó a textiláru (« Qu’est-ce qu’un bon tissu »), p. 1 – détail, 1935 Courtesy Judít Kinszki
5b. Imre Kinszki, Utca ellenfényben, 1935; Fővárosi Szabó Ervin Könyvtár, Budapest Gyűjtemény; bibFSZ01500119, noir et blanc, 6 × 4,5cm. Courtesy Judít Kinszki
6a. Imre Kinszki, Elöntött utcán, vers 1930; Fővárosi Szabó Ervin Könyvtár, Budapest Gyűjtemény; bibFSZ01497073, noir et blanc, 6 × 4,5cm. Courtesy Judít Kinszki
6b. Imre Kinszki, Fénycsíkok a Lánchíd budai villamos-aluljáróban, vers 1930; Fővárosi Szabó Ervin Könyvtár, Budapest Gyűjtemény; bibFSZ01498939, noir et blanc, 9 × 6,5cm. Courtesy Judít Kinszki
7a. Possiblement un autoportrait. Kinszki Imre fényképezés közben egy erdőben, 1936; Fővárosi Szabó Ervin Könyvtár, Budapest Gyűjtemény; bibFSZ01497058, noir et blanc, 6 × 6cm. Courtesy Judít Kinszki
7b. Imre Kinszki, Lámpagyújtogató, 1931; Fővárosi Szabó Ervin Könyvtár, Budapest Gyűjtemény; bibFSZ01499571, noir et blanc, 9 × 6,5cm. Courtesy Judít Kinszki
8a et 8b. Imre Kinszki, Fénykép készül a parkban, sétáló emberek, 1935; Fővárosi Szabó Ervin Könyvtár, Budapest Gyűjtemény; bibFSZ01497736 et bibFSZ01497739, noir et blanc, 4,5 × 6cm. Courtesy Judít Kinszki
9a. Imre Kinszki, Friss újság, 1932; Fővárosi Szabó Ervin Könyvtár, Budapest Gyűjtemény; bibFSZ01498937, noir et blanc, 9 × 6,5cm. Courtesy Judít Kinszki
9b. Imre Kinszki, A Keleti pályaudvar várócsarnoka, 1934; Fővárosi Szabó Ervin Könyvtár, Budapest Gyűjtemény; bibFSZ01497791, noir et blanc, 4,5 × 6cm. Courtesy Judít Kinszki
10a. Imre Kinszki, Gyerekek egy vízfolyás mentén , 1934; Fővárosi Szabó Ervin Könyvtár, Budapest Gyűjtemény; bibFSZ01499759, noir et blanc, 6 × 6cm. Courtesy Judít Kinszki
10b. Imre Kinszki, Vízmederben játszó gyermekek, 1932; Fővárosi Szabó Ervin Könyvtár, Budapest Gyűjtemény; bibFSZ01498538, noir et blanc, 6 × 4,5cm. Courtesy Judít Kinszki
11a. Imre Kinszki, Hajóhinta, 1933; Fővárosi Szabó Ervin Könyvtár, Budapest Gyűjtemény; bibFSZ01497205, noir et blanc, 6 × 4,5cm. Courtesy Judít Kinszki
11b. Imre Kinszki, Zeppelin léghajó Zugló felett, 1931; Fővárosi Szabó Ervin Könyvtár, Budapest Gyűjtemény; bibFSZ01498941, noir et blanc, 9 × 6,5cm. Courtesy Judít Kinszki