Au salon de 1739 Chardin présente La ratisseuse de navets. La jeune femme dont les joues rouges évoque la saine vie des champs tient dans sa main droite le couteau qui sert à éplucher les navets. Curieusement pourtant ce couteau est pointé vers le haut et la gauche tandis que la main gauche, croisée sous l’autre, semble prête à laisser glisser le navet qu’elle ne tient que du bout des doigts à droite le long du tablier blanc. Les yeux de la jeune femme, eux, ne portent pas plus d’attention au légume qu’à l’instrument. Ils sont perdus dans une réflexion dont nous ne saurons jamais l’objet.
Ce n’est pas la première fois que le peintre réalise des scènes de cette sorte. Cinq ans auparavant il a peint une blanchisseuse dont les mains sont affairées dans le baquet où bout le linge mais dont le regard se dirige dans une direction opposée, aussi absorbée par ce point invisible que le petit enfant assis à côté d’elle par ses bulles de savon. Entre temps, il a peint une ouvrière en tapisserie dont on pourrait penser que les yeux baissés sont penchés sur son ouvrage si une main qui laisse pendre une pelote ne confirmait qu’elle est partie dans le sommeil ou la rêverie. La série s’est complétée d’une récureuse de poêle et d’un garçon de cabaret nettoyant une jarre dont les mains s’affairent à leur tâche mais sans que le regard s’occupe aucunement de ce qu’elles font.
Le goût de ces scènes domestiques se serait développé à cette époque sous l’influence des scènes de genre flamandes. Et l’on voit volontiers dans l’engouement pour ces tableaux de genre en petit format l’arrivée sur le marché de l’art d’une bourgeoisie qui aime à voir célébrer sa vie domestique mais ne dispose pas d’appartements assez vastes et d’un goût assez raffiné pour mettre sur ses murs des toiles d’un format plus grand et d’un genre plus noble. C’est pourquoi le peintre réalise à la demande des copies de ces tableaux. L’on connait ainsi quatre versions de la ratisseuse sans parler de la gravure.
Cette correspondance entre les caractères d’une peinture nouvelle et ceux d’une classe montante n’est pourtant pas longue à se brouiller. Les tableautins « bourgeois » sont vite partis dans les collections de princes aux vastes appartements et au goût raffiné. Mais surtout l’on voit mal la leçon morale et sociale qu’ils portent. Ces scènes ne suffisent pas à recréer un décor de vie bourgeoise harmonieuse à la Gérard Dou ou à la Pieter de Hooch. Et ces activités prosaïques sont loin des joyeuses scènes d’auberge ou de festivités à la Teniers qui témoignaient de la santé d’une simple condition populaire. Ces ouvrières ou servantes ne quittent pas leur tâche pour aller s’amuser. Elles la font, mais elles la font distraitement, leurs yeux et leurs pensées tournés ailleurs.
Cette concentration absente peu propre à magnifier la vie bourgeoise industrieuse, faut-il alors y voir une manière dont la peinture se symbolise elle-même ? A la même époque Chardin a peint l’enfant au toton, le garçon qui édifie des châteaux de cartes, la jeune fille qui lance des osselets ou le jeune homme qui fait des bulles de savon. Michael Fried a voulu voir symbolisée par leur attention la façon dont la peinture opère la concentration sur elle-même, la négation du spectateur qui l’oppose au théâtre et à la tradition théâtrale qui pèse sur la « grande peinture ». Il a pour cela choisi ses sujets : le jeu est précisément cette activité qui demande, plus que toute autre, une totale absorption dans ce que l’on fait. Même si le jeune homme aux bulles a une veste déchirée et l’enfant au château de cartes porte le tablier des domestiques, leur activité est emblématique de cette classe de loisir qui est seule capable de prendre une activité – sérieuse ou ludique – comme fin en soi. Ils se divertissent mais ils restent concentrés sur une seule tâche. C’est exactement l’inverse qui se produit pour la ratisseuse, la récureuse ou le garçon cabaretier. Ceux-là enfreignent clairement le commandement platonicien de ne faire qu’une chose à la fois. Ils travaillent avec leurs mains mais, avec leur tête, ils pensent à autre chose. Ou, tout simplement, ils pensent, ce qui pourtant n’est pas « leur affaire ». Sur ce point, La Blanchisseuse fait apologue. La scène y est partagée entre quatre personnages : la femme vue de dos qui étend le linge, la blanchisseuse qui lave mais regarde ailleurs, l’enfant concentré sur ses bulles et le chat, symbole commun de la domesticité et de la paresse – quatre personnages qui rendent le travail équivalent à son contraire, le fait de ne rien faire, d’être ailleurs.
Ce que le peintre saisit, ce à quoi il lie le regard pictural – la peinture comme regard -, ce n’est pas une concentration, c’est l’identité, au cœur même du travail contraint, d’une attention et d’une distraction. C’est la brèche « esthétique » par laquelle passera l’écart des corps travailleurs avec le destin que leur fixe l’ordre dominant, celui de rester à leur place et de vivre dans un temps unique. Car c’est cela qui définit l’insupportable d’une condition : non pas tant pas la matérialité du travail et la souffrance qui pèse sur le corps que le simple fait du temps volé. C’est ce que, cent ans plus tard, le menuisier Gauny développera dans ses « descriptions » de la journée de travail qui sont autant d’appels à la révolte contre la condition ouvrière. Le malheur ouvrier, c’est la prison du temps qui emprisonne le corps toute la journée avant de le livrer à la nuit où il ne reste qu’à dormir. C’est l’ennui du temps toujours semblable à lui-même. Mais on peut briser cette contrainte de l’intérieur, transformer l’ennui en distraction. Celle-ci n’est pas l’état passif de celui qui est ailleurs. Elle est l’action par laquelle on distrait du temps, on gagne sur le continuum toujours semblable des morceaux de temps libéré, peuplés d’événements infimes et décisifs qui disjoignent le rapport obligé entre l’acte du travail et son monde. Or le point de départ de cette reconquête, c’est le mouvement par lequel la direction du regard se sépare de l’œuvre des mains et commence à dessiner, sur le lieu même du travail asservi, le monde sensible nouveau des travailleurs émancipés.
C’est ce mouvement qui commence dans le regard absent de la ratisseuse de navets. Le peintre ne transforme pas la concentration d’un joueur en concentration de la peinture sur elle-même. Il transforme la distraction d’un corps travailleur en l’écart par lequel la peinture se sépare de la hiérarchie des genres. La distraction de la ratisseuse ou du garçon cabaretier, c’est l’écart originel qui scelle la complicité à distance entre des corps travailleurs qui brisent les chaînes de la soumission et un art qui s’éloigne des grandeurs sociales qui dictaient ses sujets avant de prendre ses distances avec ces « sujets » eux-mêmes.
L’histoire pourtant est plus complexe. L’émancipation des travailleurs a aussi engendré le rêve d’un monde nouveau où les travailleurs n’auraient plus besoin de s’évader d’un travail devenu leur propriété. Et l’art a accompagné ce rêve au temps de la révolution russe et du travail taylorisé : la biomécanique de Meyerhold et le « montage des attractions » d’Eisenstein ont voulu fonder une attention sans reste, commune aux formes du travail et à celles de l’art. Et le rythme frénétique des gestes du travail dans L’Homme à la caméra semble ne laisser à la distraction aucune place. Mais, dans le geste de la joyeuse travailleuse à la chaîne qui semble, tout en bavardant avec ses collègues, balancer négligemment par-dessus son épaule les paquets de cigarettes, comment ne pas évoquer la ratisseuse de navets ou la récureuse de Chardin et la parfaite équivalence entre le travail des mains attentives et la distraction du regard ?
Jacques Rancière