Le naïf, c’est l’enfance où on ne l’attend pas.
Friedrich Schiller1
On s’indigne, sans doute avec raison, qu’il faille un prince pour tirer Blanche-Neige, tout comme la Belle au bois dormant, de son sommeil empoisonné. On s’insurge, avec sans doute plus de raison encore, quand celui-ci, se passant de son consentement, profite d’un état léthargique pour voler à la princesse un baiser. Cependant, avec ou sans regret, on trouvera difficilement une figure plus inconsistante que celle du prince qui ne sert, dans toutes ces histoires de nourrice, que d’adjuvant. Qui sait, en l’occurrence, ce que veut Blanche-Neige ? Peut-être cherche-t-elle simplement où rentrer chez elle. Car délaissée aux bords d’une route, avant de perdre son chemin dans la forêt, Blanche-Neige (à l’instar de Boucle d’or qui vient de nulle part) n’est nulle part chez elle et ne sait où aller. Bettelheim suggérait à propos de Boucle d’or que « l’une des raisons pour lesquelles ce conte est devenu si populaire au tournant du siècle dernier est peut-être que des personnes, de plus en plus nombreuses, avaient l’impression d’être des intruses » 2.
Si l’on continue de rêver, passé l’âge des contes, et que le charme de ceux-ci continue d’opérer, c’est peut-être parce qu’ils défient une ignorance depuis lors occultée, apportant des réponses aux questions qu’un lecteur adulte ne se pose plus. Le fantastique n’offre pas seulement une licence à l’égard de la vraisemblance, il répond surtout d’une nécessité interne au récit qui trouve avec lui un moyen provisoire de dénouer une intrigue – tant les parents semblent, en attendant, détenir tous les pouvoirs. Et lorsque ceux-ci se décident à abandonner leurs enfants dans la forêt, le dénouement est comme placé en prélude, inversant la consécution du récit et de sa moralité. On dirait que le fantastique vient à la place d’une signification manquante, ce qui expliquerait le pressentiment qui se dégage des contes comme une forme d’impatience. Le conte anticipe sur un savoir, là où l’interdit s’énonce du dehors sous la forme d’une proposition trompeuse3. Tu veux savoir et tu peux savoir, promet le conte, mais sachant tu ne seras plus le même et tu ne peux savoir d’avance si cette métamorphose sera un gain ou une perte. Il y aurait en somme, sur la vie, presque plus d’enseignement à tirer d’un conte que de la vie elle-même.
Pilvi Takala, Real Snow White, vidéo, 9’19 », 2009.
Équipe : Raphaël Siboni, Ahmet Ögüt, Pénélope Gaillard, Anna Savolainen.
Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de Stigter van Doesburg.
On retrouve Blanche-Neige sur le quai du RER, revenant d’un long voyage. Son apparition, comme on peut la voir dans la vidéo de Pilvi Takala, The Real Snow White (2009), est aussi énigmatique que sa disparition4. Est-ce elle l’intruse qui se glisse dans la foule des heures de pointe, ou serait-ce que les travailleurs ce matin, n’étant pas d’humeur, s’abstiennent de chanter ? André Jolles note dans son essai Formes simples que l’univers tout entier peut entrer dans un conte, mais non l’inverse5. À son arrivée à Marne-la-Vallée, un sentiment d’enchantement nous saisit pourtant. Les enfants, eux, ne s’y trompent pas, qui lui réservent un accueil chaleureux, pour ne pas dire fanatique. Encerclée et assaillie par d’innombrables nains, Blanche-Neige signe des autographes, tout en se laissant prendre en photo avec les familles. Se rend-elle au travail ou rentre-t-elle chez elle ? Dans un parc de loisir cette distinction n’a plus cours. Mais l’accès à ce monde merveilleux lui sera refusé et elle n’aura d’autre choix que de passer pour une touriste étourdie. Les gardiens du château seraient-ils dupes ? Ils ne semblent pas soupçonner le coup monté. Ils croient de bon cœur à la fable de l’innocence. C’est qu’ils ont des circonstances atténuantes : n’observent-ils pas tous les jours des adultes par millier retomber en enfance ? Reste que les déguisements leur sont strictement interdits. Il ne saurait être question d’assimiler les parents à des personnages de contes.
Voilà notre héroïne ingénue comme prise en otage dans un documentaire. Elle va faire l’épreuve d’un interdit, confrontée à un ordre absurde qui vient d’en haut et dont le décret aboutira à la faire chasser de chez elle. Les gardiens du château lui refusent l’accès non parce qu’ils ne l’auraient pas reconnue mais, bien au contraire, parce qu’ils l’ont confondue. La culture populaire s’avère être – c’est là une démonstration performative – sévèrement contrôlée. Prise en flagrant délit de travestisme, Blanche-Neige est refoulée pour usurpation d’identité, usage de faux et contrefaçon. Le jeu ne saurait être toléré dans un parc d’attraction ; l’imitation y est soumise au copyright et la rêveuse éconduite. On apprend que la vraie Blanche-Neige, qui a bien ses papiers et son contrat en règle, n’a pas le droit de fumer ni de manger en public. On ne l’a d’ailleurs jamais vue aller aux toilettes. On imagine bien le trouble qui saisirait les enfants à la vue de deux Blanche-Neige identiques qui jetteraient l’une sur l’autre un démenti immédiat, passant concurremment de vraies modèles à faux doubles. Les gardiens font appel au renfort de la responsable de la sécurité qui viendra, en marâtre jalouse, expliquer à cette jeune femme incrédule qu’elle devra changer de robe et qu’elle ne pourra franchir le guichet d’entrée qu’en passant incognito. On pense alors à Bettelheim s’efforçant à travers l’analyse des contes de fées d’introduire en contrebande la psychanalyse aux Etats-Unis, au prix d’un optimisme forcené.
Heureusement, Blanche-Neige n’est pas le genre de femme à s’insurger ; elle ne cherche pas à déclencher d’esclandre. Elle écoute attentivement les raisons qu’on lui allègue et qui la laisse tristement désappointée. Ce n’est pas qu’elle insiste mais ses interlocuteurs s’empêtrent seuls dans leur embarras pendant qu’elle demeure irrésolue. Elle rechigne à obtempérer. Elle ne veut pas qu’on la prenne pour elle-même. Elle continue même à signer les autographes qu’on lui demande. Ce qui pourrait être perçu comme une provocation supplémentaire passe pour de la gentillesse. Si les gardiens la ménagent, c’est parce que sa venue, qui n’était pas prévue, ouvre une zone grise sans garantie où aucune des parties n’est vraiment sûr de son bon droit. D’où un effet de flottement et de malaise qui se prolonge. La situation tendue laisse sourde peu à peu l’angoisse d’une résurgence du conte cruel que l’adaptation par Walt Disney des frères Grimm ne suffirait plus à contenir. Toutes les précautions sont prises pour qu’elle ne s’imagine pas faire l’objet d’une injustice, car personne n’est prêt à assumer l’incongruité de la situation qui, on en conviendra, se résume au fait que son billet d’entrée n’est pas une invitation.
C’est comme si les vigiles voyaient et ne voyaient pas son déguisement. En exigeant d’elle qu’elle enlève sa robe, ils lui parlent comme si elle était véritablement cette jeune femme simple et naïve qu’est Blanche-Neige. Et dans le même temps, ils ne se rendent pas compte de ce que leur requête contient d’inconvenant. Ainsi, inévitablement, plus ils cherchent à s’expliquer, à se justifier et à convaincre, plus ils se défaussent et semblent s’accuser maladroitement. Leur pouvoir de restriction et de coercition glisse sur sa robe. Tout en défendant un monopole sur des modèles, ils entendent exercer un pouvoir de limitation à leurs accès et contrôler leurs usages, se trouvant comme pris au piège devant une identification outrancière. On peut juger sa robe indécente, malgré ou à cause de sa puérilité, parce qu’elle dénote l’aspiration à devenir une princesse au mépris de la réalité sociale. Mais de son côté, elle n’en dénonce pas moins le prosaïsme mesquin de ses représentants attitrés. On dirait ces agents insensibles aux contes de fées ; ce qui n’empêche pas l’artiste de leur faire jouer, à leur insu, le mauvais rôle d’opposant dans les contes. Elle leur rappelle qu’ils ont sans doute rêvé, enfant, de revêtir un autre uniforme que celui d’une entreprise de sécurité privée. Le costume enfantin désarme l’uniforme officiel comme l’arbitraire de la loi auquel il est soumis, bien qu’il soit comme lui tout aussi commun et fantaisiste. Arrêtée à la frontière de son rêve, Blanche-Neige fait ainsi l’épreuve d’une limite infranchissable entre le réel et l’imaginaire, à l’entrée d’un parc qui prétendait offrir pourtant une forme de transgression à ses visiteurs. Et ce qui inquiète présentement les vigiles, c’est que la jeune femme ne semble pas prête de se réveiller.
Par la situation qu’elle provoque, l’artiste suscite des interrogations esthético-politiques redoutables. Au-delà d’une tromperie de circonstance, l’acte de signer des autographes renvoie en miroir à une manipulation de plus grande ampleur. Car quelle qu’en soit l’adaptation, le conte populaire ne saurait connaître d’auteur ou d’ayants droit. Pilvi Takala réactive de la sorte l’opposition entre poésie naïve et poésie sentimentale, poésie naturelle et savante. Même s’il faut bien reconnaître qu’il y a déjà du Walt Disney dans les contes de fées. En plaçant l’incident au centre de sa narration, elle transforme le conte en une sorte de nouvelle kafkaïenne et pose la question des motivations qui échappent aux protagonistes. Ce qui fait le tour de force de cette intervention, ce n’est pas tant que l’artiste oppose un univers utopique à une industrie culturelle corrompue ou corruptrice (de la société de consommation à la société du spectacle), mais qu’elle fait se rencontrer, sur le chemin d’un conte moral au second degré, une figure du double qui se découvre d’autant plus féroce qu’elle se veut plus idyllique. La différence entre le travail et le jeu, le loisir et l’industrie, la plaisanterie et l’esprit de sérieux tourne à un malentendu sans issue, comme si l’un était l’oubli de l’autre plutôt que les termes d’une opposition dialectique.
Reste celui qu’on ne voit jamais, l’auxiliaire qui suit discrètement Blanche-Neige. Son cameraman ne lui facilite pas la tâche. Il s’éloigne dès qu’on le soupçonne de l’accompagner. S’il doit demeurer hors-champs, c’est que contrairement à Blanche-Neige (qui reste insaisissable) son repérage menacerait de faire échouer tout l’entreprise fictionnelle. Sa complicité risque à tout moment de se retourner en trahison et de faire basculer l’innocence en ruse, la naïveté en duplicité et la scène sentimentale en farce. Probablement déguisé en touriste (cet autre personnage de contes de fées), le cameraman se garde bien d’intervenir. Il se tient aux aguets. Il fait penser à ce chasseur qui dans le conte est chargé de tuer la jeune fille mais qui l’épargne en l’abandonnant. Ce qu’il répète d’une certaine manière à la fin de la vidéo en filmant Blanche-Neige s’éloigner dépitée et disparaissant, sans doute pour se changer et revenir ensuite, qui sait, à la raison. Il n’y a que l’art (et les gendarmes) pour nous suggérer d’aller nous rhabiller. On pourra toujours protester que seule sa robe était en cause. Mais que serait Blanche-Neige sans sa robe ? La question n’est pas de savoir qui elle est, mais bien ce qu’elle est capable de faire.
Damien Guggenheim
1 Friedrich Schiller, De la poésie naïve et sentimentale, trad. de l’allemand par Sylvain Fort, Paris, L’Arche, 2002, p. 15.
2 Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées, trad. de l’américain par Théo Cartier, Paris, Robert Laffont, 1976, p. 274.
3 Voir Vladimir Propp, Morphologie du conte, trad. du russe par Marguerite Derrida, Tzvetan Todorov et Claude Kahn, Paris, Points / Seuil, 1965.
4 Pilvi Takala, Real Snow White, vidéo, 9’19 », 2009. Équipe : Raphaël Siboni, Ahmet Ögüt, Pénélope Gaillard, Anna Savolainen. Avec le soutien de la Rijksakademie van Beeldende Kunsten et Masa Projesi.
5 André Jolles, Formes simples, trad. de l’allemand par Antoine Marie Buguet, Paris, Le Seuil, 1972, p. 184.