Entretien avec Stephen Farrugia, penseur et designer UX, sur ce que lire sur écran plutôt que sur papier signifie pour notre cerveau, sur les aspects déshumanisants de l’économie de l’attention et sur quelques tactiques de résistance.
Aude Launay : Il y a tout juste dix ans, l’artiste et romancier Douglas Coupland formulait le célèbre slogan I MISS MY PRE-INTERNET BRAIN. Votre cerveau pré-internet vous manque-t-il aussi ?
Stephen Farrugia : Mon ordinateur pré-internet me manque car il était isolé du monde extérieur et recelait en lui-même un monde de possibilités. Dès que je l’ai connecté à Internet, ça a été comme si sa vie propre disparaissait. Il n’était plus qu’une fenêtre ouverte sur le réseau.
Mon cerveau pré-interface graphique me manque. Avec l’interface graphique est apparu le multitâche et, dès lors que l’ordinateur a pu nous montrer plusieurs choses à la fois, c’est à nous seul qu’a alors incombé le fardeau de savoir sur quoi nous concentrer. Avant l’interface graphique, l’écran ressemblait davantage à un livre. On y voyait les choses une page à la fois. Désormais, il est comme une fenêtre ouverte sur toutes les pages, toutes à la fois.
AL : L’idée de Coupland était alors de créer des slogans qui n’auraient pas eu de sens vingt ans auparavant (c’est-à-dire en 1991). Si vous deviez écrire un tel slogan aujourd’hui, quel serait-il ?
SF : « Les médias numériques n’ont pas encore tué l’imprimé ».
La musique physique et les supports vidéo sont morts, mais les livres physiques vivent et prospèrent encore, malgré l’existence des lecteurs électroniques.
AL : Reading on the Web, en plus d’être le titre de cette série de vidéos qui sont autant d’anti-tutoriels que de dérives psychogéographiques à travers un écran connecté, est le sujet de certaines de vos recherches récentes concernant l’expérience utilisateur. Pouvez-vous expliciter votre pratique du design et ses préoccupations ?
SF : Tout d’abord, je regrette d’avoir utilisé le mot « web » au lieu du mot « écran » dans le titre. La source du texte sur l’écran n’a pas d’importance.
L’idée de cette expérience est née de conversations avec mon partenaire de recherche, Anuj Das Gupta. Anuj m’a parlé de sa technique consistant à surligner chaque phrase qu’il lit au fur et à mesure qu’il la lit, ce qui a fait écho à certaines de mes idées sur la manière dont la lecture d’un livre physique fait intervenir les mains et les yeux. Par exemple, lorsqu’on lit un livre, on doit le tenir ouvert, et nos mains doivent être prêtes à tourner la page. Il y a cette connexion constante entre nos yeux et nos mains.
Avec la lecture sur écran, nos mains sont moins liées à ce que font nos yeux. Les écrans d’ordinateurs de bureau se tiennent debout tout seuls et les smartphones et tablettes, même si on les tient en main, n’ont pas à être tenus ouverts. Bien sûr, il est nécessaire de cliquer ou de toucher l’écran pour tourner la page ou la faire défiler, mais à part cela, nos mains sont libres.
Le fait qu’Anuj doive surligner la phrase suivante lorsqu’il a fini de lire la précédente, renforce ce lien entre ses mains et ses yeux. Ses mains participent à la lecture de chaque phrase. Je pousse cette idée assez loin dans mes expériences en exigeant que vous mainteniez le bouton de la souris enfoncé sur la phrase que vous voulez lire pour la révéler. Si vous relâchez le bouton, le texte sera à nouveau dissimulé, tout comme un livre tombe par terre ou se referme si vous ne le tenez pas.
C’est une expérience intéressante car vous ne pouvez pas tromper le système. Votre main s’attache à ce que vous lisez et tout le reste de l’écran disparaît de votre attention. Pour révéler la phrase suivante, vous devez masquer celle que vous êtes en train de lire, ce qui vous amène à vous demander si vous l’avez suffisamment comprise pour continuer. Cela vous attire dans le texte d’une manière réellement perceptible.
AL : Dans le premier épisode, on vous entend dire : « on trouve toujours que, sur internet, on ne lit pas aussi profondément qu’on pourrait le faire, surtout quand on compare l’expérience à la lecture de livres. » Cela m’a fait repenser à un texte que j’ai écrit sur la sensation d’être en ligne, que je faisais remonter au sentiment de communion associé à la diffusion en direct à la télévision — puisque je réfléchissais aux écrans —, et dans lequel je comparais le screencast aux enregistrements avec magnétoscope1, deux pratiques qui produisent, selon moi, des « images en mouvement zombies » et qui ont transformé le fait de regarder l’écran en une expérience beaucoup plus proche de la lecture d’un livre et de l’écoute d’un disque que du frisson à l’unisson. Pensez-vous que la concomitance possible dans la lecture de quelque chose sur le web, et par là j’entends le simple fait de savoir que quelqu’un d’autre pourrait lire ce que vous lisez en même temps que vous le lisez, a un certain impact sur le sentiment de lecture ? Je ne parle pas ici des médias sociaux, mais des articles ou de tout autre texte disponible en ligne dans un contexte plus « statique », je dirais.
SF : Cela me rappelle ma première expérience de lecture sur Kindle. Lorsque vous lisez un livre sur ce lecteur, vous voyez parfois un passage surligné qui indique quelque chose comme « 230 autres personnes ont surligné ce passage ».
Je me souviens de mes sentiments mitigés la première fois que j’ai vu cela. D’une part, cela me me faisait prendre conscience que d’autres personnes lisaient ce passage en même temps que moi, et, d’autre part, j’avais l’impression que cela me distrayait du livre. En quoi ces informations m’aidaient-elles à lire ? Pourquoi me montrer quelque chose qui me fasse sortir de mon livre ? Nous ne semblons pas pouvoir résister à l’ajout de fonctionnalités qui nous sortent de ce que nous lisons.
AL : Cela me rappelle aussi l’un de mes livres préférés, What We See When We Read, du lecteur, écrivain et designer Peter Mendelsund, et surtout ce passage : « Lorsque je lis, je me retire du monde phénoménal. Je tourne mon attention vers l’intérieur. Paradoxalement, je me tourne vers l’extérieur, vers le livre que je tiens, et, comme si le livre était un miroir, j’ai l’impression de regarder vers l’intérieur. […] Lorsque je lis, mon retrait du monde phénoménal est entrepris trop rapidement pour que je le remarque. Le monde devant moi et le monde “intérieur” ne sont pas simplement adjacents mais se chevauchent, se superposent. Un livre est ressenti comme l’intersection de ces deux domaines — ou comme un conduit, un pont, un passage entre eux2 ». Selon vous, un écran agit-il de la même manière ?
SF : Nos appareils nous présentent ce dont nous avons besoin pour nous aider à nous retirer du monde phénoménal quand nous en avons besoin. L’expérience d’absorbtion décrite dans cette citation est assez facile à reproduire avec un smartphone. Vous pourriez remplacer les mots « livre » et « lire » par « Instagram » et « faire défiler le flux » et cela aurait tout autant de sens.
Ce que la citation décrit est très important si vous lisez, regardez ou écoutez quelque chose qui remet en question votre vision du monde. Ce type de chose requiert toute votre attention, et s’y absorber peut être enrichissant.
AL : De toute évidence, vos tactiques de « lecture concentrée » peuvent être considérées comme une résistance à la concurrence pour l’attention qui anime la soi-disant économie de l’attention. Je dis « soi-disant » car, inspirée par la critique de ce terme que propose notamment l’essayiste et philosophe Yves Citton3, je pense qu’il est nécessaire de rappeler régulièrement que l’attention ne peut être réduite à des aspects purement économiques et de plaider, à sa suite, non pour une économie mais pour une écologie de l’attention. Quelle est votre position à ce sujet ?
SF : Je trouve que le terme « économie de l’attention » est déshumanisant. Il vient du monde où les gens sont des « utilisateurs » et où leur « expérience » peut être « conçue » en masse. Ces termes huilent les rouages de l’industrie de la pleine conscience qui prospère sur l’idée que vous, dans votre état d’accablement, n’êtes qu’un humain inférieur qui doit apprendre à mieux faire face. N’oublions pas que Nir Eyal a publié un best-seller sur la façon de fabriquer des produits technologiques qui rendent les gens accros, puis un autre best-seller sur la façon dont les gens peuvent résister à ces produits. Le dealer vend aussi l’antidote4.
J’ai une théorie selon laquelle les distractions évidentes que nous procurent nos appareils ne sont pas aussi graves que le potentiel de distraction de ces appareils. Par exemple, lorsque nous lisons sur un Kindle, nous sommes conscients des livres qui y sont stockés et de la possibilité d’acheter n’importe quel autre livre en un instant. Ce potentiel est conçu pour être accessible aussi facilement que possible, sans friction. Ce potentiel se nourrit de vos baisses de concentration ou de vos lectures difficiles. Il est une promesse d’évasion qui est toujours là si vous en avez besoin.
J’aimerais concevoir un appareil expérimental de lecture électronique qui n’a aucun autre potentiel que celui d’être un outil pour lire un livre. Les caractéristiques en seraient les suivantes :
Il ne peut contenir qu’un livre à la fois.
Il ne peut se connecter à Internet.
Il n’affiche qu’une seule page à la fois.
Il n’a que deux touches, une pour avancer à la page suivante et une pour revenir à la page précédente.
Il faut le connecter en USB à un ordinateur pour changer de livre.
Peut-on imaginer ça sur les étals à côté des derniers Kindle et iPad ? Ce serait une blague. Pourtant, ces appareils dernier cri ne possèdent pas une seule caractéristique qui en fasse de meilleurs lecteurs que mon appareil expérimental.
La vraie question, pour moi, est : pourquoi les livres numériques ne sont-ils que des skeuomorphes des livres imprimés ? Pourquoi n’existe-t-il pas de format numérique natif pour raconter des histoires avec du texte ? On pourrait évidemment demander à Ted Nelson de répondre à cette question, mais on ne recevrait sans doute pas une explication patiente.
Aude Launay & Stephen Farrugia, décembre 2021
1 Aude Launay, « The Return of the Dead Moving Image », Casting Screens, 2019
2 Peter Mendelsund, What We See When We Read, Vintage, 2014.
3 Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Le temps des idées », 2014.
4 Nir Eyal, Hooked: How to Build Habit-Forming Products, Random House, 2014, et Indistractable: How to Control Your Attention and Choose Your Life, BenBella Books, 2019.