Dans un essai nommé Slick Images, l’artiste et chercheuse Susan Schuppli suggère que nous sommes entrés dans « une nouvelle ère géo-photo-graphique, dans laquelle les systèmes planétaires ont été transformés en une vaste surface photosensible qui enregistre les modifications rapides causées par l’industrialisation et ses procédés de contamination. »1
Susan Schuppli reconnaît ainsi aux territoires leur capacité à enregistrer et révéler l’image de leur propre contamination comme « témoins matériels ».2 Sur ce principe, nombreux sont les artistes aujourd’hui qui cherchent activement à inclure d’autres formes d’agentivités non-humaines dans leur travail photographique, afin de transcrire les conséquences de l’industrialisation et du capitalisme à travers différents processus visuels.
En chimie, la toxicité se réfère aux effets nuisibles sur un organisme et dépend de la dose appliquée. C’est le principe du pharmakon, terme ambivalent pouvant signifier poison comme remède.
Faire le constat que l’organique comme l’inorganique sont tous deux dotés d’une forme d’agentivité toxique, c’est aussi reconnaître la capacité des formes vivantes à évoluer et à muter, reconfigurant les relations de pouvoir entre humains et non humains, pollueurs et polluants.
Que produisent ces contaminations sur nous, en nous, sur nos relations avec les autres formes du vivant ? Si on s’inspire de la position de Donna Haraway selon laquelle toute vision a une nature incarnée3, comment intégrer la toxicité du monde à la matière même de l’image ?
Dans les travaux qui vont suivre, les frontières entre image, végétal, animal ou paysage se brouillent. Les poisons qui affectent un territoire deviennent ainsi le point de départ de nouvelles connexions à retisser et réinventer. Ces images témoignent avant tout avec force de la résilience et de la survie des formes de vie intoxiquées, et de la recherche des artistes afin de trouver des modes de représentation rendant compte de ces contaminations.
Collectif moss
Lieselotte Egtberts, Elisa Maupas, Lucie Ménard, Anna Stoppa
Algues maudites • Alice Pallot
Pour son projet Algues Maudites, Alice Pallot décrit son approche comme une pratique du « documentaire sensible ». Ancrées dans un rigoureux travail de recherche et de recueil de données auprès de scientifiques du CNRS Occitanie Ouest, les images qu’elle produit s’écartent pour autant du documentaire pur, avec des échappées fictionnelles et des images plus abstraites ou poétiques. Celles-ci sont pour l’artiste une autre manière de toucher la vérité de son sujet : la problématique des algues vertes échouées en masse sur les plages de Bretagne.
Cette toxicité est invisible à double titre ; d’une part car le gaz dégagé par ces algues et qui se répand sur les plages n’est pas perceptible, bien que mortel pour les humains comme les animaux qui le traversent. D’autre part, car les autorités cherchent à dissimuler l’ampleur du problème.
Alice Pallot joue ainsi sur différents niveaux dans la représentation de ce phénomène. La toxicité de ces algues, organismes marins non dangereux isolément, est due à l’activité industrielle humaine favorisant leur multiplication et au réchauffement climatique. Le projet souligne ainsi que la toxicité est avant tout une affaire de dosage et de contexte. Empathique envers ces algues maudites, elle les invite parfois dans la matière même des images par différents procédés : devenues filtre optique intercalé entre le sujet et l’objectif de l’appareil photo, celles-ci produisent des images auréolées de vert, quand elles ne sont pas cultivées à même les tirages.
Vivants • Matthieu Gafsou
Le projet Vivants de Matthieu Gafsou vise à rendre perceptible la toxicité invisible qui envahit nos environnements. Que ce soit en traitant la surface des photographies avec du pétrole brut pour altérer les couleurs de l’image, ou en mettant en scène des interventions avec des contaminants inoffensifs dans des espaces naturels, ces images jouent sur l’attrait sensoriel du paysage contaminé.
Ce projet remet en question la responsabilité humaine envers la perte de biodiversité, les changements environnementaux, et notre incapacité à saisir l’ampleur de la destruction qui se déroule devant nous.
Matthieu Gafsou restitue une image troublante des lieux que nous habitons : comme s’ils étaient observés par un regard non humain, le seul capable de percevoir la toxicité latente de ces lieux, comme si le polluant observait notre monde et nous percevait les humains comme un agent de contamination.
Zilverbeek • Lucas Leffler
« C’est l’histoire d’un homme ayant changé la boue en argent ». Cette phrase semble tout droit provenir d’un récit alchimique ou d’un conte. Le projet Zilverbeek (Silver Creek) de Lucas Leffler part pourtant d’une histoire vraie ; celle d’un ouvrier qui aurait trouvé le moyen de récupérer l’argent rejeté dans les eaux d’un ruisseau par l’usine de matériel photographique dans laquelle il travaillait.
Ce qui intéresse Lucas Leffler dans cette histoire est sa force d’évocation et son potentiel créatif plus que la véracité des faits : serait-il possible de faire apparaître une image photographique sur la boue polluée, imprégnée des particules d’argent ?
La matière contaminée, recueillie aux alentours de l’usine, devient le support de l’image qui représente les végétaux poussant aux abords du ruisseau pollué. Dans une nouvelle forme de relation avec la boue toxique, transfigurée en bien précieux, Lucas Leffler propose avec cette série une définition de la toxicité comme intrinsèquement liée au processus photographique même, une fatalité faisant partie intégrante de son histoire et de ses conditions de production.
Transit • Kristof Vrancken
La série Transit de Kristof Vrancken explore les enchevêtrements entre humains et non-humains dans la ville belge de Genk : une ancienne colonie d’artistes connue pour ses paysages bucoliques, transformée au XXe siècle en un important centre industriel.
En réalisant des émulsions photosensibles avec des plantes contaminées récoltées dans différentes zones de la ville et ses alentours, Kristof Vrancken produit des tirages anthotypes qui matérialisent un paysage en constante évolution.
Ces images sont des entités vivantes, matériellement instables : la même lumière qui permet à l’image d’apparaître la fera s’estomper avec le temps. Elles représentent un milieu lui-même vivant, un habitat non statique caractérisé par l’impermanence, où la survie implique la transformation et la renégociation constante des relations existantes entre humains et non-humains.
Eating Magma • Elena Aya Bundurakis
Le travail d’Elena Aya Bundurakis propose quant à lui une approche sensorielle du vivant, une hybridation d’éléments naturels et artificiels, qui fusionnent dans ses images de façon non hiérarchique.
Utilisant l’appareil photo comme un dispositif haptique avide de sensations plus que comme un instrument optique, l’artiste nous propose ainsi à travers ses photographies – mais aussi des dessins et haïkus, qui sont pour elle des instantanés photographiques en mots – de ressentir ce que signifie être vivant aujourd’hui, dans une cohabitation assumée avec la toxicité du monde, et la nôtre. Pour elle, cette notion de toxicité contemporaine peut prendre des formes aussi diverses que « des écoles maternelles qui essaient d’apprendre l’alphabet aux enfants, les sols contaminés et la monétisation de l’eau, des loyers extravagants pour des appartements insalubres, l’ignorance et la moquerie envers les autres… ».
Cette toxicité affecte toutes nos relations. Dans cet univers interconnecté dans lequel nous nous contaminons les uns les autres, prêter attention à ces sensations émises et reçues par les entités organiques ou inorganiques qui nous entourent est peut-être un moyen de concevoir de nouveaux rapports avec les autres formes de vie, dans une perspective éthique.
Cet essai visuel a été conçu et réalisé par le Collectif moss, 2022.
1 Schuppli, Susan. « Slick Images: The Photogenic Surface of Disaster. » (2015).
2 Schuppli, Susan. « Material Witness: Media, Forensics, Evidence. » (2020).
3 Haraway, D. « 1988: Situated knowledges: the science question in feminism and the privilege of partial perspective. Feminist Studies 14, 575-99. » (1988)