Distraction, nom féminin (latin distractio, -onis, déchirement)
1. Disposition habituelle à l’étourderie ou état passager de quelqu’un qui manque de concentration.
2. Acte qui traduit une sorte d’inattention.
3. Action de se distraire, de se délasser, de s’amuser.
4. Activité qui divertit.
5. Littéraire. Détournement d’argent.
The Great Distraction : dérive
La finance offshore transperce le réel. Elle perce des trous dans les cartes, les cahiers de compte, les textes de lois, les politiques économiques et les budgets des États. Les flux financiers, de plus en plus liquides, s’engouffrent par ces brèches. Les courants engendrés par ces mouvements financiers sont si puissants qu’ils emportent tout sur leur passage, au bénéfice exclusif de quelques uns. Ces perforations dans le maillage complexe des lois nationales et des accords bilatéraux sont nombreuses et anciennes – au point de nous rendre la finance offshore étrangement familière, naturelle et légitime – pour autant, les jeux comptables et juridiques détournent l’attention loin de la mécanique des fluides financière et nous empêchent de faire le lien avec le délabrement des conditions de vie du plus grand nombre. La finance semble irrémédiablement déconnectée du plan des réalités économiques quotidiennes, parfaitement abstraite et insaisissable.
La géographie de l’offshore est extra-territoriale, et se déploie hors-sol. Ce réseau planétaire parallèle se déploie par la production, la marchandisation et la financiarisation de privilèges. Ses bénéficiaires ultimes planent au dessus des lois ou des frontières, s’extraient des contraintes des régulations, se délestent du poids de leurs responsabilités et de toutes sortes d’obligations vis-à-vis du commun. S’extraire juste assez pour dominer, assujettir et corrompre tous les autres : c’est un hors-sol pour le moins terre-à-terre. L’offshore s’enterre aussi. Souterrain, il prend la forme architecturale de bunkers de luxe, de freeports, de cryptes, de comptes numérotés ou de conduits, pour soustraire, enfouir et accumuler des richesses. Il se dissimule sous une multitude de proxys : boîtes-aux-lettres anonymes, représentants, conseillers, prêtes-noms, sociétés fictives, … et derrière une panoplie d’écrans opaques ou réfléchissants, de murs de verre rutilants, de vitres sans tain,… sur lesquels ricochent et sont déviés les regards extérieurs.
Notre travail sur la finance offshore a commencé par l’observation de cet archipel mondial des paradis fiscaux depuis l’espace : le satellite Sentinel-2 nous a fourni des images multispectrales, dites « nébulisés » – obstruées par une lourde et pesante couverture nuageuse – des territoires emblématiques que sont la Cité de Londres, le Delaware, les Caraïbes, la Suisse et le Luxembourg, Singapour, les Pays-Bas ou l’Irlande.
Nous avons arpenté ces territoires dans l’espoir de percer les secrets de la finance offshore à même ses centres financiers internationaux, ses capitales et ses quartiers à forte concentration de richesse et de pouvoir. De ces voyages, nous avons rapporté un prototype, l’Offshore Tour Operator, qui vise à reconnecter la réalité quotidienne avec la réalité fuyante de la finance offshore, et en constituer autant de prises.
Empruntant aux situationnistes la dérive psycho-géographique, l’Offshore Tour Operator (OTO) est un audioguide géolocalisé, un GPS qui embarque les 785 000 adresses des Offshore leaks publiées par l’ICIJ, et qui dirige automatiquement les déambulations urbaines de ses utilisateurs vers l’une ou l’autre de ces adresses d’entités offshore, et ce, où que l’on soit dans le monde.
Tracé GPS du Offshore Tour Operator de RYBN : http://rybn.org/thegreatoffshore/offshore_tour_palm/
Pour installer l’application : OTO – MODE D’EMPLOI
Les « Offshore Tours » proposent une percée dans cette géographie parallèle par la visite locale de quelques uns des acteurs épinglés par les Leaks, plus souvent les petites mains de la finance offshore que ses architectes. Chaque adresse visitée, chaque façade, chaque nœud du réseau offshore est méthodiquement pris en photo. Derrière chaque façade photographiée se cache un hot spot, une trouée du paysage urbain connectée à un ailleurs, véritable point de passage vers l’espace offshore. Mais parce que ces adresses sont désertées à l’instant même de leur dévoilement, la traque de la finance offshore vire alors à la chasse aux fantômes.
The Great Distraction : obfuscation
Abstraction, distraction. Deux artifices de la haute finance aussi opposés et solidaires que les deux côtés d’une même pièce. Isoler un élément de son contexte jusqu’à le détacher de toute réalité ou, au contraire, le noyer dans un trop plein d’information. Les procédures semblent antagonistes, elles visent néanmoins un même objectif : donner à la finance un aspect de chasse gardée. Il ne faudrait tout de même pas que l’on y voie clair.
Il est pour le moins amusant de noter que le dictionnaire français fait se côtoyer les mots offshore et offuscation.
L’offshore, c’est l’extra-territorialité, c’est être au loin, se détacher des côtes, s’isoler de son contexte juridique natif. S’en abstraire.
L’offuscation, c’est au contraire s’ancrer dans son contexte jusqu’à s’y perdre, se démultiplier jusqu’à disparaître, jusqu’à ne plus attirer l’attention. La distraire.
Originellement, l’offuscation est un terme d’astronomie décrivant un phénomène d’obscurcissement du soleil par les nuages. D’ailleurs la mythologie financière se nourrit de métaphores plus imagées les unes que les autres, empruntant abondamment au monde naturel — comme les noms d’animaux dont elle qualifie ses marchés, ou le champ lexical de l’eau dont elle s’abreuve au travers de ses flux, de sa liquidité…
L’on s’amusera ainsi d’autant d’une citation extraite de L’homme qui rit (1869) de Victor Hugo centré sur le thème de la misère sociale et rédigé lors du séjour de l’auteur à Guernesey, île anglo-normande et désormais centre financier offshore que l’on sait : « Je serais riche […] Je pourrais continuer mes calculs sur l’offuscation solaire. » Aude Launay
Cette vidéo en cinq chapitres est un plongeon dans les images satellites nébulisées des Caraïbes, des îles Caïman, de Londres, Chicago, Amsterdam, Singapour… Les textes sont lus par Jean-François Blanquet et extraits de l’ouvrage collectif The Great Offshore (Paris, éditions UV).
Chapitre I — Vues satellite des Caraïbes, îles Anglo-Normandes, Luxembourg, Suisse. Texte issu du Guide Offshore d’Alain Deneault, « The Great Offshore », Paris, Éditions UV, 2021.
Chapitre II — Vues satellite de Londres et de Canary Wharf.
Texte issu de La City et son double, Sur la Corporation de la Cité de Londres et les origines de la gouvernance contemporaine de Boaz Levin et Vera Tollmann (Research Center for Proxy Politics), traduit de l’anglais par Christophe Degoutin, op. cit.
Chapitre III — Vues satellite de Chicago, de Wilmington (Delaware) et des îles Caïmans. Texte issu de Entre toi et moi et la Classe Capitaliste Transnationale. La finance et la forme urbaine de Brian Holmes, op. cit.
Chapitre IV — Vues satellite de Amsterdam Zuidas. Texte issu du Mirage caribéen. Vivre dans un angle mort de l’architecture financière de Femke Herregraven, op. cit.
Chapitre V — Vues satellite de Singapour. Texte issu de L’utopie de l’argent de Max Haiven,op. cit.