En 2016, alors que j’élaborais un irrévérencieux « Anti-glossaire de la photographie et de la culture visuelle » destiné au catalogue du Mois de la photographie à Cracovie, publié sous la direction de Lars Willumeit, j’ai été stupéfaite par le résultat de ma recherche du mot photobook dans l’Oxford English Dictionary. Non seulement le mot demeurait introuvable dans ce dictionnaire, bien que l’objet « livre de photographies » existe depuis les années 1840, mais c’est un terme étrange, à consonance belliqueuse, qui apparaissait à sa place, un vocable entré dans le lexique anglo-américain actuel et apparu pour la première fois en 2008 dans un blog aujourd’hui disparu : « photobomb. » Ma première réaction a été de m’exclamer : « Qu’est-ce que c’est que ce truc-là ? ». J’étais loin de me douter que c’est une hilarante boîte de Pandore qui allait s’ouvrir sous mes yeux, me motivant pour proposer aujourd’hui une espèce de phénoménologie consacrée à ce trope photographique singulier.

Commençons donc par le commencement, à savoir par sa définition : photobombing, que nous pourrions traduire en français par « photobombage », signifie « gâcher une photographie en s’incrustant inopinément dans le champ de l’appareil photo à l’instant de la prise de vue, généralement en guise de farce ou de plaisanterie ». Photobombing bénéficie d’une entrée dans l’encyclopédie en ligne Wikipédia, fait office d’étiquette ou de balise pour les principaux fournisseurs de banques d’images comme Getty Images, et a même été désigné en 2014 « mot de l’année » par le Collins English Dictionary.

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D’un point de vue ontologique, c’est un objet hybride que l’on peut approximativement situer entre deux genres explorés de manière aussi décisive qu’irrésistible par Clément Chéroux : celui de la « fautographie », puisque le but de la personne qui perturbe l’image est précisément de la gâcher pour qu’il en résulte une erreur photographique, et celui de la « récréation photographique », compte tenu de son caractère ludique. Que Chéroux ait illustré l’introduction de son ouvrage Fautographie par le portrait de groupe au retardateur, de Francky Stadelmann, issu du jeu-concours intitulé Fautographique, organisé en 1991 en France et « destiné à recueillir auprès des photographes amateurs les meilleurs de leurs clichés ratés » [p. 15], m’a incité à examiner une liste des caractéristiques possibles du photobombage. Par exemple, l’intentionnalité du « photobombeur » est-elle un élément essentiel de tout photobombage ? Le cliché de Stadelmann pourrait être qualifié de photobombage accidentel, car la personne qui s’immisce dans l’image par sa poitrine, son bras et son bâton de marche, apparaissant ainsi curieusement au centre même de l’image, pourrait aussi bien être le photographe lui-même, qui aurait mal calculé la durée du délai entre l’appui sur le déclencheur et l’ouverture de l’obturateur.

Francky Stadelmann, Portrait de groupe au retardateur 1991. Image envoyée au concours « Fautographique », 1991 (Bibiliothèque nationale de France, 1991), reproduite avec l'aimable autorisation de l'auteur.

Grâce aux mèmes, ces photos-textes qui se propagent en ligne, j’ai également appris que, parfois, les photobombeurs n’ont pas le choix : leurs priorités sont si impérieuses qu’ils ne peuvent faire autrement que de gâcher une photo, comme la petite dame qui se hâte d’aller jouer au bingo ‒ ubi maior, minor cessat (« Le faible capitule devant le fort »), comme l’on dit. Il est bien évidemment difficile de parler d’intentionnalité lorsque le photobombeur est un animal. On sera sans doute surpris par le nombre d’images circulant sur internet, qui figurent une vaste ménagerie d’animaux réels ou factices gâchant clichés touristiques ou photos de mariage.

Une autre caractéristique du photobombage, c’est le fait que, acte d’intrusion faisant diversion au premier plan ou à l’arrière-plan à l’instant de la prise de vue, il a généralement lieu à l’insu du photographe. On pourrait alors supposer que le photobombeur incarne une sorte d’« inconscient optique » en mouvement. Cependant, le photographe, tel un narrateur omniscient, en prend souvent conscience, mais pas toujours, et, distrait par l’intrusion du photobombeur, il peut lui arriver d’interrompre alors la prise de vue pour ne pas « rater » le cliché. Mais cela n’implique pas que les sujets eux-mêmes se rendent compte du photobombage à l’instant précis où il se produit, surtout s’il a lieu à l’arrière-plan. Cela dépend également de l’intensité de l’« agression » manigancée par le photobombeur. Par exemple, les touristes faisant semblant de soutenir la tour de Pise pour leur photo souvenir ‒ comme dans la célèbre photo prise par Martin Parr en 1990 ‒ offrent pour ainsi dire sur un plateau la tentation à laquelle succombe le photobombeur. Les sujets se rendront inévitablement compte qu’ils sont victimes d’un photobombage, si, par exemple, l’intrus leur tope dans la main.

Photo
Photo "El Duderino"

En matière de photographie, l’agressivité est en général associée au photographe qui prend la photo, qui shoote (anglicisme, du verbe to shoot, « tirer ») ‒ que l’on songe à certaines scènes emblématiques du film Blow Up d’Antonioni ou aux paparazzi qui incarnent l’importunité. Dans le cas du photobombage, il y aurait comme une inversion des rôles, l’agresseur étant l’intrus indésirable qui « bombarde » l’image de sa présence non sollicitée.

M’efforçant de retracer une très brève histoire de ce phénomène photographique excentrique, j’ai été très heureuse d’apprendre que la première photographie photobombée pourrait avoir été prise en 1853 par une femme, la photographe galloise Mary Dillwyn (1816-1906), qui utilisait apparemment une petite chambre photographique et une vitesse d’obturation assez rapide [Fig. 6]. En effet, le temps de pose très long que nécessitaient les premiers procédés photographiques aurait fait obstacle à la réussite d’un photobombage ; c’est le phénomène inverse qui eût été le plus probable, à savoir le risque de ne pas impressionner correctement le négatif même si le sujet venait à passer dans le champ de l’objectif pendant la prise de vue. Le tirage sur papier salé de Dillwyn est accompagné d’une légende manuscrite difficile à déchiffrer, mais j’ai réussi à en lire le dernier mot ‒ « peeping » (« qui jette un coup d’œil ») ‒, qui fait probablement référence au visage apparaissant à l’arrière-plan, et confirme la prise de conscience annonciatrice d’un photobombage avant la lettre par la photographe. Mais l’internet est aussi riche que peu fiable : en fait, quelques minutes après mon heureuse découverte de l’image de Dillwyn, je tombai sur un portrait daguerréotype, d’auteur et de provenance inconnus, daté des années 1840 environ, figurant un homme non identifié tenant un livre, et un autre personnage apparaissant derrière lui dans le cadre, ce qui a accru ma perplexité en ce qui concerne le temps de pose.

  • Mary Dillwyn (1816-1906), <i>Sally et Mrs Reed</i>, circa 1853, épreuve sur papier salé, The National Library of Wales.
    Mary Dillwyn (1816-1906), Sally et Mrs Reed, circa 1853, épreuve sur papier salé, The National Library of Wales.
  • Daguerreotype anonyme, vers 1840
    Daguerreotype anonyme, vers 1840

Cela m’a également plongée dans des conjectures farfelues, supposant qu’avec notre œil du XXIe siècle certaines des anciennes photographies de fantôme pourraient passer pour autant de photobombages. De même, je pourrais désormais considérer la double exposition de la photo Beyond This Point illustrant l’éditorial comme un « photobombage paranoïaque », où le mari jaloux, obsédé par la crainte de l’infidélité de son épouse, l’imagine avec son amant, tout en « photobombant » de sa propre silhouette sa vision paranoïaque.

Lance Sieveking et Francis Bruguiere, <em>Beyond This Point</em>, Duckworth, Londres, 1929. Courtesy University of St Andrews Library, Écosse & Nick Sieveking.
Lance Sieveking et Francis Bruguiere, Beyond This Point, Duckworth, Londres, 1929. Courtesy University of St Andrews Library, Écosse & Nick Sieveking.

Ce dont je suis certaine, les yeux bombardés par un déferlement de photobombages visionnés sur internet, c’est que ceux qui montrent des célébrités s’avançant sur le tapis rouge sont les plus lassants de tous, à l’exception de cette image où figure Paul McCartney, qui prétend avoir inventé le photobombage en 1964 et qui s’immisce dans la photo montrant son compère George Harrison entouré de deux admiratrices.

George Harrison au Gaumont Cinema, Doncaster (Royaume-Uni), 10 December 1963. Photo Mark and Colleen Hayward/Getty Images
George Harrison au Gaumont Cinema, Doncaster (Royaume-Uni), 10 December 1963. Photo Mark and Colleen Hayward/Getty Images

Au nombre de mes photobombeurs avant la lettre préférés, l’artiste néerlandais Hans Eijkelboom a produit en 1973 deux séries conceptuelles à visée performative, Met mijn gezin (Avec ma famille) et In de krant (Dans le journal), à l’occasion desquelles il fait intrusion dans les images par sa propre présence. Dans Avec ma famille, il se livre à un photobombage d’instantanés familiaux, assis dans le canapé à côté de mères et de leurs enfants, jouant le rôle du père devant l’appareil photo. Malgré leur aspect authentique, ces images vues ensemble questionnent le caractère remplaçable de la figure paternelle au sein de la famille. Avec Dans le journal, il parvient à photobomber des clichés de presse illustrant des sujets d’actualité publiés dans un quotidien régional, pendant dix jours consécutifs ; veillant à assister aux principaux événements locaux, il montre sa présence à l’arrière-plan des photos.

Hans Eijkelboom, série « Avec ma famille », 1973 © Hans Eijkelboom

La durée de vie d’un photobombage peut être très courte, étant donné les innombrables possibilités dont dispose le photographe, avant et après l’apparition des logiciels de retouche de type Photoshop, pour sauver l’image en effaçant l’intrus. Parfois, la censure peut également jouer le rôle de « sauveteur » : si, par exemple, le photographe qui a pris la photo de groupe des dirigeants européens en 2002 ‒ où le photobombeur Silvio Berlusconi « fait les cornes », comme l’on dit en italien, derrière la tête du ministre espagnol des affaires étrangères Josep Piqué ‒ avait décidé de ne pas la diffuser. Ce geste typique, qui signifie « cocu » en Italie, n’a manifestement pas été apprécié par l’Espagnol et son épouse. Heureusement, d’un point de vue politique, la photo devenue virale a révélé l’arrogance aussi démesurée que navrante d’un personnage politique qui n’aurait pas dû diriger (lire ruiner) un pays pendant si longtemps.

Federica Chiocchetti/Photocaptionist
Traduit de l’anglais par Christian-Martin Diebold

Bibliographie

« Awesome Guy Photobombs Tourist Pic At Leaning Tower Of Pisa », Huffington Post, 8 juin 2010
Bajac, Q. (2014). « The Age of Distraction : Photography and Film », dans Object : Photo. Modern Photographs : The Thomas Walther Collection 1909–1949 at The Museum of Modern Art. Consultable ici
Benjamin, W. (1931). « Kleinen Geschichte der Photographie ». Literarische Welt, 18 et 25 sept, 2 oct. [« Petite histoire de la photographie », Œuvres II, Folio Essais, Éditions Gallimard, Paris, 2000]
Chéroux, C. (2003). Fautographie : Petite histoire de l’erreur photographique. Crisnée, Belgique : Éditions Yellow Now
Chéroux, C. (2015). Avant l’avant-garde : du jeu en photographie 1890-1940. Paris : Textuel
Chiocchetti, F. (2016). « An Anti-Glossary of Photography and Visual Culture », dans The (Un)becomings of Photography, dir. Lars Willumeit. Cracovie : Fondation des arts visuels
Edwards, P. (2015). « This 1853 image might show the first photobomb », Vox, 25 septembre 2015.
Shaffi, S. (2014). “‘Photobomb’ judged Collins’ ‘Word of the Year’” [« “Photobomb” désigné “mot de l’année” par le Collins English Dictionary »], The Bookseller, 23 octobre 2014
Subramanian, C. (2012). « Top 10 Worst Silvio Berlusconi Gaffes », Time, 8 décembre 2012.
Zlotnick, R. (2019). « These Are the Best Animal Photobombs of All Time », Distractify, 3 juin 2019