Avec la photographie naît le fantasme de la constitution d’un double de la planète qui viendrait recouvrir le monde de ses images et le rendrait accessible à chacun. Visant tantôt l’agrément, tantôt l’éducation, ce fantasme a abouti à la création de corpus comme les « Archives de la planète » composées entre 1909 et 1931, à l’initiative du philanthrope Albert Kahn, par des opérateurs qui sillonnèrent le globe pour en ramener 72 000 clichés et 170 000 mètres de films. Pourtant, même si ces chiffres sont saisissants, ils ne sont rien au regard des possibilités offertes aujourd’hui par internet, Google Earth ou Google Street View : tous les paysages du monde, ou presque, sont accessibles en quelques clics. Au point, peut-être, d’avoir rendu obsolète la photographie de paysage telle qu’elle a été pratiquée depuis l’invention du médium.

C’est ce que prouverait Deux visions de Caroline Delieutraz, une série commencée en 2012 et prolongée aujourd’hui par ce tutoriel. Elle est composée de diptyques qui juxtaposent des pages de La France de Raymond Depardon (2010) et des captures d’écran d’images de Google Street View prises aux mêmes endroits que les photographies de Depardon. Les images ont été réalisées à la même époque et selon des modes opératoires assez proches. Depardon s’est lancé en 2004 dans ce projet. Il a arpenté la France en camionnette, s’arrêtant pour photographier le pays depuis la route. Les Google Cars, ces voitures équipées d’une caméra aux objectifs multiples, parcoururent le pays à partir de 2008. En quelques années, l’ensemble du territoire était couvert. Les choix qu’opère Depardon s’opposent bien sûr au systématisme des Google Cars. Il voit des choses que les voitures ne font qu’enregistrer. Malgré tout, ses images sont étonnamment proches de la vision automatisée et paramétrée des Google Cars. À l’ère post-photographique, le monde peut aussi bien s’arpenter depuis chez soi.


Étienne Hatt