Je pressai le pas. N’osant plus me retourner, j’avais le sentiment de n’avoir pas vraiment d’autre choix que celui d’avancer au plus vite. Que craignais-je, cependant ? Une interaction avec une personne qui avait pourtant clairement manifesté son désir de ne pas me parler ? Je ne savais pas très bien mais je pressai donc le pas. La chaleur rendait cette accélération relativement désagréable mais, presque malgré moi, j’accélérai toujours plus. Elle était toujours là. Quand je posai enfin, avec l’impatience du soulagement si proche, la main sur la poignée de la porte de ma chambre d’hôtel, je me figeai un instant, réalisant ce qui pouvait s’être passé. Des dizaines de scènes de cinéma se télescopèrent en moi et, devant mes yeux s’afficha ma chambre saccagée. J’appuyai sur la poignée. Il n’en était rien. Je n’étais pas pour autant rassurée. Je me rafraîchis et filai rejoindre Franz, persuadée tout de même que je voyais sans doute cette chambre en état de quiétude pour la dernière fois.
Sur le trottoir bondé où je le retrouvai, je décrivis à Franz à la fois l’histoire et ce qu’elle m’inspirait. Les mots d’un ami pratiquant l’investigation me revinrent à ce moment précis : « on se met en mode paranoïaque et alors tout devient suspect ». Son mode de recherche devenait chez moi une réaction émotionnelle. Je me sentais observée à chaque seconde. Épiée. Relevant le nom de mon hôtel, Franz me dit : « il y en a justement un en face ». L’Akademie-Buchhandlung, ajoute-t-il, était l’une des multiples sociétés écran du BND. Cette petite librairie aujourd’hui désaffectée annonçait, dans les années cinquante, pratiquer la vente par correspondance, ce qui ne pouvait que décourager quiconque d’en pousser la porte. L’espace vacant, sombre et poussiéreux n’avait pas attiré mon attention, mais l’enseigne au néon nu qui le surmontait, en effet. Sa mélancolie avait en moi fait écho à une esthétique minimale brute que j’affectionnais.
Ce signe désormais vide me ramena à ma première conversation avec Franz, deux mois plus tôt, alors que je cherchais à rencontrer celui par qui le scandale était arrivé. Un projet de loi concernant l’extension officielle de la surveillance policière au courrier postal comme électronique nourrissait à ce moment les polémiques. Mais en parallèle, une autre controverse faisait rage. Il se disait que la Frauenkirche — cathédrale et emblème s’il en est de la ville de Munich — était elle-même l’un des nœuds du réseau de surveillance du BND. Et c’était Franz qui avait laissé échapper l’information quelques mois auparavant au cours d’un entretien radio à une heure tardive. Il avait fallu quelques semaines aux grands médias pour s’en emparer, les émissions d’art nocturnes n’étant sans doute pas les plus écoutées. Les instances catholiques bavaroises n’avaient, elles, pas tardé à réagir, demandant instamment le retrait de l’apparatus radio du clocher. Un communiqué de démenti du BND avait été publié concomitamment à des instructions contradictoires à ses agents, leur demandant de répondre par la négative à toute question, tant que le démantèlement n’était pas encore effectué.
Offuscation langagière, neutralité esthétique presque évidente, ou dissimulation trop manifeste pour être encore visible, les tactiques de discrétion du BND n’ont guère changé depuis sa création. La surveillance de ceux qui tentent de les mettre au jour non plus. La tour nord de la Frauenkirche était de ces maillons d’un réseau de surveillance tourné vers lui-même, et peut-être l’est-elle même encore. Signe par excellence, expression physique de la puissance divine, la cathédrale munichoise serait le seul édifice religieux a avoir été utilisé à ces fins. Que l’on sache. Ses 98,57 mètres de symbolisme permett(ai)ent de capter et transmettre les conversations des agents qui surveill(ai)ent d’autres agents du BND même mais aussi des journalistes comme celui qui a justement découvert, avec Franz, l’existence de cet apparatus de surveillance.
Exception notable d’un parc immobilier caractérisé par la tiédeur architecturale, la Frauenkirche n’a jamais hébergé d’employés du BND, seulement l’appareillage radio qu’ils utilis(ai)ent. L’Office fédéral des biens spéciaux. Administration fédérale, Département des biens spéciaux. Bureau fédéral des services financiers, Services centraux et des actifs ouverts, derrière ses vitres rutilantes, est quant à lui, non seulement l’un des principaux immeubles de bureaux du BND de la ville mais aussi l’employeur que déclarent les agents aux services fiscaux. D’autres services installés à la même adresse, m’expliqua alors Franz, s’occupent d’assister les agents qui se font interpeller, ceux qui ne sont plus en mesure de travailler, et les étudiants qui rejoignent les rangs.
J’entrepris de lui poser des questions concernant le bâtiment dans lequel nous venions d’entrer; un bâtiment dans lequel, selon ses informations, de nombreux réfugiés mineurs avaient été interrogés ces dernières années. La promesse d’un permis de séjour en échange de quelques renseignements était-elle généralement honorée ? lui demandais-je en grimpant l’escalier avec une certaine anxiété. Il m’était difficile et pourtant à la fois presque trop aisé de m’imaginer ces scènes dans le bureau à moquette murale verte dans lequel nous venions de pénétrer.
Aude Launay