L’histoire de Gilles Gerbaud, Laurence Vidil et Raphaël Chipault est une histoire d’objets. Ou, plutôt, une histoire d’objets qui sont plus que des objets, puisqu’ils font signe, font lien entre des gens et des pays différents, rappellent le passé et regardent vers l’avenir.

Tout commence par un tabouret, raconte Gilles. Un tabouret abandonné qu’il trouve dans un poulailler de la Drôme. Lui qui, depuis ses études, ne souhaite pas fabriquer de nouvelles choses dans un monde qui en est déjà saturé, et se tourne vers des tracés photographiques pour cette raison, repère dans ce tabouret l’enjeu d’une véritable rencontre : rencontre avec un objet fait d’autres objets, bricolé, rencontre avec un monde social dont les individus font reposer leurs usages sur des formes d’autoproduction, rencontre avec Raphaël, photographe entre autres de musée, dont il présage qu’il saura « faire exister photographiquement » ce tabouret et mettre en lumière ce en quoi il est pour ainsi dire, transitionnel. Leur collaboration commence ainsi.

Je ne sais pas vraiment de quoi nous parlons, jusqu’à ce que Gilles me montre la photographie de ce fameux tabouret traité à la manière d’une œuvre de musée. Elle me surprend, je ne m’attendais pas à cela. Nous la regardons tous ensemble, Gilles, Laurence, Raphaël et moi, en égrainant des commentaires que nous partageons. Nous avons à l’esprit les termes clés de la commande de Palm : Restituer, Reproduire, Reprendre. Les 3 R. Et nous nous disons que cette photographie en est une parfaite exemplification. Lecteur, lectrice, vous l’avez vous-même sous les yeux, nous pouvons poursuivre la conversation avec vous.

<i>Le Tabouret</i>. Projet « Le poulailler »
Le Tabouret. Projet « Le poulailler » © Le Tiers Visible (Laurence Vidil - Gilles Gerbaud - Raphaël Chipault)
Avec l'aimable autorisation de Galerie Françoise Paviot, Paris



Ma première impression, c’est la factualité, l’être là de l’objet. Quelque interprétation que l’on puisse formuler, quelque chose s’impose. Hier, sur les grilles de la gare de l’Est à Paris, j’ai regardé en passant de belles photos de sculptures africaines et éprouvé un sentiment similaire, celui que suscite une photographie ayant les qualités d’un dessin analytique. Sachant que par exemple pour se prémunir contre le risque de récolter un champignon vénéneux, mieux vaut se référer à une planche botanique plutôt qu’à une photo indifférente aux détails déterminants pour procéder à une identification. L’idée de « reproduire » comporte davantage qu’un cliché instantané. Lors du transfert d’un objet d’un statut ontologique à un autre, il y a soit de la perte, l’objet étant coupé de ses propres possibilités, soit un enrichissement. A priori, le tabouret du poulailler n’a rien qui attire le regard. Faire le pari qu’il puisse voyager et devenir l’objet d’une expérience partagée lui confère une épaisseur existentielle. C’est une manière de mettre en question notre habitude de réduire les photos à des « images » et de penser qu’une photographie est le signe de la perte de l’objet, de sa disparition, voire de la mort pour les plus mystiques.

Raphaël précise ainsi son intention photographique : « l’idée dans l’élaboration de cette photographie était que l’objet se fonde avec le fond gris pour tenter d’en faire une sorte de monochrome, qu’il se détache par lui-même par sa présence matérielle et sa part humaine,  sans accentuation de lumières. Je voulais questionner l’ambiguïté de la représentation en 2D d’un objet en 3D en décalage avec ma pratique photographique de l’objet muséal qui veut mettre en relief absolument. »

L’intensification des propriétés du tabouret passe par divers procédés photographiques, dont une luminosité qui révèle le relief de chaque morceau de bois, les éléments d’assemblage, clous, vis, planchettes, les détails les plus ténus. On voit clairement comment il est, de quoi il est fait et à quoi il peut servir. Comme à la lecture d’un manuel bien fait, on est invité à entrer dans le processus de sa fabrication. Il n’y a pourtant nulle esthétisation à l’œuvre. La photo met certes en exergue les qualités esthétiques du tabouret, par exemple, en vertu d’une légère contre-plongée, la justesse de ses proportions, la concordance des matériaux, l’efficacité de la forme, etc., mais sans leur adjoindre un quelconque halo romantique. Encore une fois, ce qui est apprécié est ce qui est là. Il n’y a rien qui évoque une opération d’essentialisation, de symbolisation, de sacralisation.

Pourtant, le tabouret est isolé de toute situation concrète. On devine quelles sont ses dimensions, mais on ne les connaît pas avec exactitude. On l’associe volontiers à un environnement rustique, plutôt campagnard, mais sans certitude. On discute de tout cela et on convient que sa décontextualisation n’implique pas sa délocalisation. Il n’apparaît pas comme hors du monde, tel un symbole atemporel, mais dans le monde. La restitution du geste photographique à laquelle il donne prise est celle d’une objectivation, — mais sans réduction à un pur et simple constat : ce qui est objectivé, ce sont les usages, c’est-à-dire des possibilités que ce petit élément mobilier devienne le partenaire d’interactions bien vivantes. La forme est efficace, les matériaux, solides, les usages possibles hétérogènes. L’objet est sculpté conjointement par le temps qui passe, par les épreuves de ses utilisations, par la débrouillardise de son fabricant, et aussi par le regard des photographes et de leur public.

Tout en observant la photo du tabouret qui est ce par quoi a commencé la collaboration entre Gilles, Laurence et Raphaël, je me suis dit qu’on pourrait s’en tenir là, que le reste de nos échanges n’apporterait rien de plus, qu’il ne ferait que confirmer la thèse du point de départ de Gilles et mes propres impressions. C’est ce qui s’est passé, sauf que beaucoup d’autres choses ont été apportées en cours de route (trop pour être toutes racontées).

La collaboration entre Gilles, Laurence et Raphaël s’est développée dans différents sites, dont Mexico, dont nous parlons longuement. On retrouve la même logique photographique, un travail minutieux de collecte et de prélèvement, dont des sons, des paroles, des langues que Laurence assemble et dont elle fait les éléments d’une partition inachevable qui pose des étapes à chaque performance ; une vue rapprochée sur les objets bricolés du quotidien tels les tréteaux multidimensionnels (surnommés burros, ânes) que fabriquent les gens au fur et à mesure de leurs besoins de portage, d’étalage ou de restauration ; les accidents du trottoir que l’usure, l’effondrement du sol ou le soulèvement des racines provoquent (Mexico, m’apprennent mes interlocuteurs, est une ville immense construite sur le site d’une cuvette asséchée dont le sol est instable). En sus du travail photographique, divers jeux de transposition sont au cœur du travail à trois ou plus : il y a par exemple le frottage des pneus que réparent les vulcanizadores (vulcains) sur un grand tissu noir qui est une empreinte de ce monde-là et qui vient en écho à l’empreinte photographique ou sonore de la ville ; l’estampe typographique de poèmes réalisés à partir d’expressions et mots du travail des vulcanizadores sur des affiches destinées à être collées sur les murs du quartier ; la mise en exergue de la surface du sol, « part visible de l’enregistrement de ce qu’il y a sous terre ». Le tout est restitué sous la forme de « murs palimpsestes » et de grandes feuilles à tourner comme les pages d’un livre de plus de 2 m de long étendu sur une surface à hauteur de table.

<i>Palimpseste</i>. Projet « La piel de la banqueta » [La peau du trottoir]
Palimpseste. Projet « La piel de la banqueta » [La peau du trottoir] © Le Tiers Visible (Laurence Vidil - Gilles Gerbaud - Raphaël Chipault)
Avec l'aimable autorisation de Galerie Françoise Paviot, Paris

C’est à l’occasion de Mexico que nous abordons la question du quatrième R de l’histoire, celui du Rapatriement. Je connais bien ce terme en raison de mes lectures en anthropologie. À la question « pourquoi l’ethnologie ? », c’est-à-dire la connaissance scientifique d’une culture étrangère, jusqu’à récemment pensée comme « primitive » ; « que faire des savoirs ethnographiques patiemment élaborés par les ethnologues ? », on répond qu’une certaine image de l’humanité que nous avons toutes et tous en commun en provient. Cette image est celle d’une humanité plurielle, incroyablement diversifiée, non hiérarchisable, empreinte de dignité et d’égalité, quelles qu’en soient les formes, du moment que celles-ci sont des formes de vie (et non des formes de mort). On répond aussi que le Rapatriement des connaissances de cultures lointaines dans le giron de la culture de l’enquêteur l’incite, ainsi que ses concitoyens, à plus de modestie et de tolérance. La diversité des mœurs est un poste à partir duquel observer sa propre culture, relativiser et contextualiser ses croyances, éventuellement, sous l’effet d’un comparatisme désavantageux, en entreprendre la critique. On explique aussi, dans le cadre de la destruction culturelle majeure dont sont victimes de nombreux peuples, que les éléments culturels consignés et collectés peuvent servir aux autochtones eux-mêmes à établir des chartes culturelles, à faire valoir des droits patrimoniaux et territoriaux, à rétablir certaines traditions, à redécouvrir une langue qu’ils ont perdue.

Dans le cas de Mexico qui nous occupe ici, le Rapatriement est celui de photographies, de sons et de paroles qui témoignent de « la part vivante de la ville », celle qui est empreinte de sociabilité et de manières d’être ensemble très libres ; ce qui, par contraste, fait singulièrement défaut à Paris et dans la plupart de nos villes. Cet espace intermédiaire entre le logement et la rue que forment les trottoirs est un lieu où se croisent les vendeurs ambulants, les réparateurs de pneu, les artisans, les charrettes à café, etc. Ici, dit Raphaël, on retrouve l’expérience du terrain vague ou de la rue qu’on a connue enfant, quelque chose de très libre. Et pour Gilles, Mexico le fait renouer avec un Paris pré-haussmannien et comprendre « qu’on a perdu la part de l’objet bricolé, fabriqué, présent, pas acheté ni produit industriellement ». Partout dans l’espace urbain s’expriment des gestes personnels. On ne trouve pas la sorte de dressage nivelant que nous imposent nos habitudes d’urbain mais au contraire une incitation à l’intervention individuelle. La rue, très propre, respectée, balayée et verdie par les habitants, est un espace de participation active dont, depuis au moins un siècle, avec Patrick Geddes, Walter Benjamin, Lewis Mumford, Henri Lefebvre, Lucien Kroll, etc., nous regrettons la disparition progressive.

Finalement, le Rapatriement est celui des impressions consécutives à l’expérience d’avoir adopté le pays et d’avoir été adopté, accueilli. Laurence dit qu’elle éprouve de l’attachement pour un pays qui accueille sa subjectivité. Or qui dit accueil dit aussi différence : accueillir quelqu’un, c’est le prendre comme il ou elle est et lui donner une place sans en attendre qu’il ou elle abandonne sa culture et s’assimile. À l’opposé de gestes de sacralisation ou à l’inverse, d’instrumentalisation, le Rapatriement suppose la vertu de faire bon accueil à une rencontre entre des êtres étrangers qui se découvrent des points communs au cours des moments qu’ils passent ensemble.


Joëlle Zask