Le musée, — étymologiquement un temple consacré aux muses —, est un « dispositif » dont la finalité la plus décisive est la moins manifeste : celle de constituer des collections, de les stocker dans des réserves, de les préserver et, quand l’occasion se présente, de les prêter. La fonction clé dans un musée est celle de « conservateur ». Les curateurs, les personnes qui conçoivent des expositions, s’occupent du display, de la communication, viennent ensuite. Un musée qui a fermé ses portes au public reste un musée.

Grande est l’habitude d’associer les musées à des lieux sinon poussiéreux, du moins figés dans le temps, empreint, y compris dans leurs modes d’exposition, d’un certain immobilisme, soucieux de conservatisme et de durabilité, patrimonialisateurs, bref, destinés à traverser les siècles. La réalité des coulisses est tout autre : là règne un mouvement perpétuel. Les œuvres entrent et sortent. Leurs voyages les mènent sur la table d’un restaurateur, dans une salle d’exposition proche ou lointaine, à l’autre bout du monde. En vertu d’un principe diplomatique de solidarité esthétique transcendant les frontières et de « diffusion culturelle internationale », c’est un ballet d’entrées et de sorties. Les étiquettes qui parfois s’entassent à l’arrière des tableaux ou attachées comme on peut aux sculptures, en témoignent.

Photographie Simon Birman, 2012
Photographie Simon Birman, 2012
Ces photographies prises en 2012 à Marseille, sans aucune mise en scène, font partie d’une recherche portant sur les réserves de musée ou, plus exactement, sur ce que la mise en réserve des œuvres d’art exprime, montre, révèle, de leur statut. C’est à cette occasion que Simon Birman et moi-même avons pris conscience du soin extrême prodigué aux œuvres en même temps que leur mobilité perpétuelle, du moins pour certaines.


Le soin extrême apporté aux œuvres d’art est profondément touchant. Mais par contraste, il est choquant que l’amour de l’art puisse s’accompagner d’un mépris de ceux qui en sont les créateurs. J’en viens à mon sujet : y a-t-il dans nos représentations dominantes de l’art quelque élément qui justifie les spoliations, l’appropriation, des deals scabreux, des détournements ? Oui, ont affirmé les collectionneurs d’art africain, amérindien, océanien. Oui parce que les indigènes qui les fabriquent ignorent leur valeur esthétique. La beauté est un sentiment qui leur est étranger. En collectant, étiquetant, préservant, exposant les artefacts qu’ils réservent en général à des usages ordinaires, nous leur conférons une qualité d’ « articité » qui leur fait au départ défaut. Une fois intégré dans une collection ou exposé dans une vitrine, tel ustensile ou tel fétiche, qui autrement aurait été usé puis jeté au feu, accède enfin à sa vérité.

Au fond, l’art serait détachable. Il gagnerait son grand A en vertu même de la décontextualisation dont il fait l’objet. La valeur art (ou « articité » ou « coefficient d’art ») qu’il s’agisse de l’artistique ou, côté récipiendaire, de l’esthétique, serait attestée par le fait que certaines propriétés des œuvres seraient exaltées par leur séparation d’avec les lieux, les peuples, les individus artistes dont elles proviennent, et s’épanouiraient d’autant mieux qu’elles seraient appréciées pour elles-mêmes. Les théories de l’autonomie de l’art (dont la première mouture est souvent attribuée au philosophe Emmanuel Kant) justifieraient donc que les œuvres soient dissociées des conditions matérielles et culturelles de leur production, éventuellement encadrées, isolées, statufiées, placées dans le fameux « cube blanc » (ou ce qui en tient lieu) dont l’art contemporain est encore tributaire, — y compris parfois lorsqu’il s’agit d’installation, de performance et de participation. Ces théories justifieraient par exemple un geste aussi sidérant de brutalité que l’extraction hors du Parthénon d’Athènes d’une partie de la frise qui ornait son enceinte. Ceci se produisit à partir de 1801, en vertu d’une initiative de l’ambassadeur du Royaume-Uni, Lord Elgin, qui fit ensuite expédier les plaques de marbre à Londres, où le reste des bas-reliefs arriva plus tard. Depuis deux siècles, la Grèce réclame la restitution de cette œuvre majeure dont elle estime qu’elle a été spoliée, et l’Angleterre refuse.

Les arguments mobilisés par chaque parti sont emblématiques des difficultés qui gangrènent la restitution d’œuvres spoliées. D’abord, y a-t-il eu spoliation ? La Grèce l’affirme puisqu’elle était alors sous domination ottomane, l’Angleterre le nie. Ensuite, au nom de quoi restituer ? Côté Grèce, on pose en propriétaire légitime. On s’exprime au nom de l’identité nationale, du patrimoine historique, de la Nation plus que par égard pour le temple lui-même et ses environs. Côté Angleterre par contre, on s’inspire de la notion de « patrimoine mondial de l’humanité » forgée par l’UNESCO pour revendiquer une transcendance de l’œuvre à l’égard des différents aspects de sa localisation et affirmer sa valeur mondiale. Appropriation d’un côté, universalisme de l’autre. Réduction d’une œuvre à exprimer (en vertu d’une mystérieuse opération ? ) l’esprit d’une nation d’un côté, dissociation de l’œuvre de son historicité spécifique de l’autre. Dans des termes plus politiques, communautarisme versus libéralisme.

Avec la Sculpture dédiée au dieu Gou, voici un autre exemple qui témoigne de la complexité des revendications patrimoniales. Cette statue de fer à laquelle des pouvoirs magiques guerriers sont attribués fut réalisée vers 1858 par l’artiste Ekplékendo Akati à Abomey, au royaume de Dahomey. C’est en 1894 que les troupes coloniales françaises s’en emparèrent et l’emportèrent en France où elle a séjourné de musée en musée, à Paris. Or non seulement cette sculpture fit l’objet d’un vol de la part du roi du Dahomet Glélé, un esclavagiste local sanguinaire connu pour avoir pratiqué de nombreux sacrifices humains, mais le sculpteur lui-même fut capturé et déporté de Doumé où il vivait1. Malgré les demandes de restitution, cette sculpture tout à fait singulière demeure jusqu’à aujourd’hui dans une antenne du musée du Quai Branly, le Pavillon des Sessions, à Paris. Peut-être en raison du fait qu’elle est devenue une « icône » dont Picasso et Apollinaire se sont inspirés, elle n’a pas fait partie, contrairement à ce qui était prévu, du lot de 26 objets qui a été récemment restitué au Bénin par la France. Connaissant son histoire, pourrait-on prendre au sérieux les déclarations officielles qui ont accompagné l’inauguration de la première exposition du trésor retrouvé à Cotonou, si elle en était venue à en faire partie ? Pourrait-on trouver crédible l’idée que cette exposition exprime, comme l’a affirmé le ministre béninois de la culture, « une fierté et une foi en ce que nous fûmes, en ce que nous sommes, et en ce que nous serons » et qu’elle est « le ferment de l’unité nationale » ? Que « Voilà le Bénin révélé2. » ?

Photographie Simon Birman, 2012
Photographie Simon Birman, 2012
La sélection présentée ici produit cependant une sorte de malaise : les sculptures émergeant de leur emballage évoquent à la fois des objets précieux, des malades et des prisonniers. C’est ce malaise que j’ai voulu exprimer dans cet article. Il n’est pas destiné à mettre en cause l’institution muséale mais à la questionner. Les photographies qui confrontent des époques fort différentes témoignent d’une tension entre déplacement et soin qui traverse les âges. Une fois placées dans une réserve de musée, les œuvres délocalisées, détachées de leur environnement originel, ne sont toutefois pas « nulle part ». La réserve leur fournit une nouvelle demeure où, en fonction du hasard de leur emplacement, elles semblent engagées dans une espèce de dialogue silencieux.

La restitution est un acte qui interroge frontalement la nature des œuvres d’art et leurs liens avec les environnements qui leur confèrent sens et valeur. On voudrait que l’original demeure en son point d’origine. Ce qui peut se comprendre de plusieurs manières : parce que l’original « devrait » quelque chose à son origine, ou parce que l’original ne pourrait être activé que par ses fonctions originelles (le dieu Gou en l’occurrence doit être nourri par le peuple qui le révère pour exercer ses pouvoirs) , ou encore parce que l’origine formerait le seul écosystème viable pour l’original, faute de laquelle ce dernier perdrait toute valeur, etc.

Quant aux partisans d’un art autonomisé par rapport à ses conditions locales de production et de sens, pourraient-ils se contenter de reproductions ou de copies (les progrès en la matière étant prodigieux) ? Absolument pas. De leur point de vue, l’original est d’autant plus requis qu’une fois détaché de son lieu de production, il devient véritablement irremplaçable. C’est dans l’original, et nulle part ailleurs, que se condensent les caractères essentiels de son environnement initial : le chef-d’œuvre les totalise tout en les dépassant. Comme pour Hegel, l’œuvre d’art est tenue pour exprimer, ou mieux, incarner, l’esprit d’un peuple, et c’est dans la reconnaissance publique de cette incarnation que résident son moment de vérité et son universalité. L’esthétique se détache de l’ethnique.

« À la plus parfaite reproduction il manquera toujours une chose : le hic et le nunc – l’unicité de l’œuvre au lieu où elle se trouve, écrit Walter Benjamin. C’est cette existence unique, pourtant, et elle seule, qui, aussi longtemps qu’elle dure, subit le travail de l’histoire3. » Cette belle citation apporte-t-elle une solution ? Le lieu de l’œuvre étant le lieu où elle se trouve, peu importe, est-on tenté de dire, qu’elle soit ici ou là, qu’elle demeure en place ou qu’elle se déplace. En revanche, la reproduction à l’identique ou presque d’une œuvre manquante (qu’elle ait été volée ou restituée) est une entorse faite à l’historicité de l’œuvre considérée. Elle ne porte plus « le travail de l’histoire », c’est-à-dire les qualités qu’elle acquiert continument par l’intermédiaire de son évolution matérielle, telle une patine, ou des manières de la célébrer, de l’apprécier, de l’activer, d’en parler, etc. Ce qui fait l’originalité d’une œuvre n’est donc pas son origine à laquelle elle ne saurait ni se réduire ni appartenir, mais son histoire qui la mène ici et là, non loin et au loin, parfois dans les soutes des avions ou des navires, parfois dans les bagages d’un artiste fait prisonnier. L’important ne serait-il pas que l’œuvre ne soit ni détruite ni accaparée, mais qu’elle jouisse au contraire d’une situation ?

Par exemple, même si de nombreuses difficultés persistent, les procédures québécoises de rapatriement des objets autochtones offrent de belles perspectives : la « muséologie collaborative » progressivement mise en place au terme de discussions parfois vieilles de 20 ans, débouche sur une voie intermédiaire entre l’original originel et l’original de nulle part. Comment associer les Autochtones à la conception des expositions, voire à la construction de nouveaux musées, comment « décoloniser » l’institution muséale ? se demande-t-on. Où se trouve le point de rencontre entre les usages traditionnels autochtones des artefacts et la question de leur conservation ? Comment rendre compatibles le regard que les communautés spoliées posent sur les objets collectés et le dispositif du musée dont l’épistémé tend à dissocier leur valeur esthétique de leur valeur religieuse ? Ce sont là quelques problèmes parmi de très nombreux autres4. Mais peut-être y a-t-il une solution dans la réponse qui consiste à dire : faisons du musée, — auquel tiennent en général les Autochtones, de même que les Béninois et bien d’autres, parce qu’ils y voient désormais un ambassadeur de leur propre culture et un lieu de discussion qui leur permet de mieux identifier cette dernière, voire de la revitaliser —, faisons du musée le gardien des œuvres qui y sont rassemblées, et non l’irrévocable propriétaire qu’il a prétendu être.

Joëlle Zask

1 Maureen Murphy, « Du champ de bataille au musée : les tribulations d’une sculpture fon », dans Histoire de l’art et anthropologie, Paris, coédition INHA / musée du quai Branly (« Les actes »), 2009, [lire en ligne (archive)]
2 « Restitution de 26 œuvres à la République du Bénin », Musée du Quai Branly, 2021 [lire en ligne]
3 Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (première version) », dans Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p. 71.
4 Laurence Desmarais et Laurent Jérôme, « Voix autochtones au Musée de la civilisation de Québec. Les défis de la muséologie collaborative », un article de la revue Recherches amérindiennes au Québec, Volume 48, numéro 1-2, 2018, p. 121–131 [lire en ligne (archive)]