Pour ce second numéro de PALM, « Nouvelles visions du vivant », j'ai invité quelques artistes qui essayent de se soustraire à l'anthropocentrisme. Je leur ai proposé de partager leurs expériences et réflexions dans cette rubrique. Nous sommes ici avec Emilio Vavarella, qui dévoile tant l'arrière-plan théorique qu'une série de réflexions rétrospectives sur sa pièce vidéo Animal Cinema (2017). Federica Chiocchetti / Photocaptionist

Animal Cinema (2017) est mon premier film. Il procède de ma pratique artistique et élargit mon champ de recherche sur les expériences audiovisuelles non-anthropocentriques. Je suis convaincu qu’un nouveau régime d’images animées se fait jour dans la tension qui règne entre les concepts de contact sensoriel, de rencontre et de proximité, et la présence de l’impensé, de l’inassignable, de l’inexplicable et de l’indécidable. Le présent essai a pour ambition d’exposer les réflexions qui sous-tendent ce travail et de jeter les bases de ma conception philosophique des images non-anthropocentriques. Animal Cinema repose sur le montage de séquences trouvées montrant des animaux manipulant en toute autonomie des caméras GoPro dont ils se sont emparés. Téléchargées sur YouTube entre 2012 et 2017, ces vidéos sont réorganisées par le montage en un déploiement continu de modes d’être non humains. Bien que ces séquences passent sans transition d’un règne animal à l’autre, rapprochant plages de sable et mondes sous-marins, montagnes rocheuses et forêts, ciels et environnements urbains, Animal Cinema s’efforce de dissimuler les coupes et le montage effectués par l’être humain. Si Bernhard Siegert a raison, et que « la différence entre les humains et les animaux, c’est une différence qui dépend de la médiation d’une technique culturelle1 », nous assistons à l’essor de techniques qui remédient à une telle différence. « L’art commence peut-être avec l’animal2 » écrivent Deleuze et Guattari dans Qu’est-ce que la philosophie ? Ou peut-être avons-nous par inadvertance outrepassé la proposition de Pooja Rangan de « confier l’appareil médiatique » à des non-humains afin d’engendrer des interactions à même de déstabiliser un point de vue traditionnel du sujet3. Animal Cinema, en fait, pourrait apporter la démonstration que le concept du « passage de témoin » serait superflu si des animaux non humains avaient la possibilité de prendre l’initiative. « Les acteurs non humains », confirme Nigel Thrift, « agissent de plus en plus à l’intérieur du corral qu’on appelait autrefois humain, en créant de nouveaux matériaux [dans ce cas, des vidéos] qui ne sont pas l’une ou l’autre chose, mais tissent ensemble des éléments des deux4 ».

Ma démarche filmique s’inspire tout particulièrement des réflexions du philosophe Gilles Deleuze, et s’appuie sur la conclusion du deuxième volume qu’il a consacré au cinéma, Cinéma 2 : L’image-temps, qui suggère l’existence d’un lien fondamental entre cinéma et intelligibilité. Je suis convaincu que nous assistons à un infléchissement de la lisibilité des images cinématographiques, à un déplacement de leurs intensités, à une inflexion dans la façon dont ces images surviennent et dans les rapports que nous établissons avec elles. Animal Cinema exprime l’ensemble de ces intuitions par son articulation de l’animalité cinématographique. Voir le corps de l’animal en action, c’est apprendre quelque chose sur lui, se rapprocher du tissu non-humain du monde. « Il n’y a pas moins de pensée dans le corps que de choc et de violence dans le cerveau5 », disait Deleuze. Ainsi, Animal Cinema évoque-t-il l’animalité au sein de notre propre pensée, car pour Deleuze et Guattari, « si la pensée cherche, c’est moins à la manière d’un homme, qui disposerait d’une méthode que d’un chien dont on dirait qu’il fait des bonds désordonnés6 ». Pourtant, observer, c’est penser, et penser, c’est « apprendre ce que peut un corps non pensant7 ». Plus nous en apprenons sur les corps non humains, plus nous les comprendrons en tant que sites de pensée non humaine.

Animal Cinema est structurellement composé de plans séquences assemblés au montage pour souligner la continuité, la proximité, le contact sensoriel et le devenir continu. « Ce qui constitue la sensation, c’est le devenir-animal8 », écrivent Deleuze et Guattari. Et des intensités non anthropocentriques semblent naître du déroulement d’images montrant des rencontres improbables et des proximités sensorielles. Autrement dit, ces images semblent s’efforcer d’établir un contact attesté par l’empreinte des créatures qui peuplent Animal Cinema. « Le cinéma, dit Deleuze, a beau nous approcher ou nous éloigner des choses, et tourner autour d’elles, il supprime l’ancrage du sujet autant que l’horizon du monde9 ». Dans Animal Cinema, nous tournons si près de l’animal que nous finissons littéralement plongés dans sa gueule et enveloppés par ses tentacules.

Emilio Vavarella, Animal Cinema, 2017.
Video HD, 00:12:12, 16:9, couleur, audio.
Courtesy de l'artiste et Galleriapiù, Bologne.

Pour Animal Cinema, j’ai choisi cette forme parce que je considère que ses images sont autant d’exemples paradigmatiques de l’infléchissement vers le non-anthropocentrisme que j’ai observé dans les régimes contemporains d’images animées. Une réorientation certainement favorisée par diverses transformations structurelles, accélérations capitalistes, reformulations culturelles, reconfigurations esthétiques et autres innovations technologiques, mais aussi par l’apparition de nouvelles possibilités matérielles et conceptuelles. Selon Deleuze, le cinéma réagit à sa crise tout d’abord en se tournant vers lui-même : n’ayant apparemment « plus d’histoire à raconter, il se prendrait lui-même pour objet et ne pourrait plus raconter que sa propre histoire10 ». L’intuition de Deleuze d’un « cinéma sur le cinéma » de plus en plus automatisé semble préfigurer un cinéma contemporain au sein duquel l’humain n’est plus ni au centre ni nécessaire. Il est probable que nous ne vivions plus dans un monde qui, dans la vision de Jean-Luc Godard, « se fait du cinéma11 ». Au contraire, nous vivons peut-être plutôt dans un monde qui ne cesse de refaire et de remixer le film de ses propres modes d’existence ‒ humains et non humains ‒ tous ensemble et simultanément.

Les images non anthropocentriques peuvent être ressenties. Mais comment pourrions-nous les analyser ? Une possibilité consisterait à utiliser la typologie des images établie par Deleuze. S’appuyant sur la philosophie d’Henri Bergson, sa réflexion sur le cinéma gravite autour des concepts d’image-mouvement et d’image-temps, qu’il a forgés dans un dialogue rigoureux avec la classification des images et des signes édifiée par le logicien américain Charles Sanders Peirce. Avant d’examiner de manière plus approfondie l’image-mouvement, il convient au préalable préciser ce que nous entendons par mouvement. Deleuze conçoit le mouvement comme dépendant de quelque chose qui arrive dans le temps, et qui se prolonge et se déploie dans le temps à travers le mouvement. Le mouvement est entendu comme ce qui prend place, comme ce qui nécessite un placement, et modifie et active l’espace. Deleuze commente en ces termes la première thèse de Bergson sur le mouvement, publiée à l’origine dans L’Évolution créatrice : « Le mouvement ne se confond pas avec l’espace parcouru. L’espace parcouru est passé, le mouvement est présent, c’est l’acte de parcourir. L’espace parcouru est divisible, et même indéfiniment divisible, tandis que le mouvement est indivisible, ou ne se divise pas sans changer de nature à chaque division12 ».

Deleuze précise que l’on ne fait pas l’expérience du cinéma comme « mouvement avec des positions dans l’espace ou des instants dans le temps13 ». Au contraire, le cinéma « nous donne immédiatement une image-mouvement », cette dernière étant l’un des principaux types d’images que nous pouvons voir non seulement dans une salle de cinéma, mais également tout autour de nous14. Deleuze conceptualise trois principaux types d’images-mouvement, établissant une distinction entre les images-perception, les images-action et les images-affection. Toutes existent toujours en relation à un sujet (ce qu’il désigne sous le nom de « centre d’indétermination »), et toutes produisent une image indirecte du temps. La première de ces images est l’image-perception.

Analysant la perception, Deleuze identifie une « perception totale objective qui se confond avec la chose15 » et une perception subjective, dans laquelle « nous percevons la chose, moins ce qui ne nous intéresse pas en fonction de nos besoins16 ». Le philosophe ajoute qu’à l’évidence, il y a une perception dans toutes les sortes d’images, et que, par conséquent, à chaque fois que nous mentionnons l’image-mouvement, nous sous-entendons une perception du mouvement. L’image-perception, c’est la perception de la perception, un point zéro qui, en termes peirciens, précède tous les autres types d’images. Mais quelles sortes d’images-perception pouvons-nous observer dans Animal Cinema ? Ce film ouvre des perspectives sur des formes de perception non humaine desquelles nous serions naturellement exclus. Il nous demande de nous identifier à l’animal, mais sans nous expliquer comment procéder pour ce faire. Il exige un infléchissement constant des registres perceptifs, lesquels doivent se réadapter rapidement aux perspectives non humaines afin de demeurer auprès de l’animal. Selon Deleuze, « le cinéma à ses début n’était-il pas forcé d’imiter la perception naturelle17 ? ». Mais comme le montrent les images-perception, cela ne semble plus être le cas. De nos jours, il est plus probable que l’humain se trouve dans l’obligation d’imiter des modes de perception artificiels ou non-humains.

Par conséquent, « on passe insensiblement de la perception à l’action18 ». Tandis que l’image-perception identifie le mouvement aux corps et à l’espace, l’action s’identifie aux actes et au temps par l’intermédiaire des opérations de l’image-action. L’abondance d’images de ce type dans Animal Cinema est ce qui en fait un cinéma de comportements. Par la suite, c’est dans l’interstice entre le perceptif et l’actif (l’intervalle occupé par le sujet) que Deleuze situe l’affectif, qui « surgit dans le centre d’indétermination19 », entre une perception et une action. Alors que pour Deleuze et Guattari, « les affects sont […] ces devenirs non-humains de l’homme20 », l’image-affection est « à la fois un type d’image et une composante de toutes les images21 » qui s’exprime le mieux dans le gros plan. Dans Animal Cinema, les gros plans révèlent les affects de bouches salivantes, de dents inquiétantes et de langues humides : le « sentiment-chose » de l’entité évoqué par Jean Epstein22. Ici, nous cessons provisoirement de nous interroger sur l’origine de telles images : ont-elles été mises en ligne sur YouTube ? Par qui ? Quand ? Toutes ces questions passent au second plan lorsque nous sommes confrontés aux mâchoires ouvertes d’un ours ou d’un lion23. Comme le dit Deleuze, « l’événement lui-même, l’affectif, l’effet, déborde ses propres causes24 » et « s’abstrait de toutes coordonnées spatio-temporelles25 ». Animal Cinema reprend l’idée de Robert Bresson selon laquelle l’animal représente l’exemple parfait d’un catalyseur d’affects purs, « ayant l’innocence de celui qui n’est pas en état de choisir [et] ne connaît que l’effet des non-choix ou des choix de l’homme26 ». Ici, l’humain, c’est celui qui ne peut choisir, et ne peut qu’être affecté par l’animal, c’est celui qui ne peut connaître que l’effet des choix (et des non-choix) des animaux. Et lorsque, comme dans le dernier plan de Cinéma animal, nous sommes confrontés à l’image d’un paysage renversé sens dessus dessous, filmé par une GoPro actionnée par un aigle, nous quittons le schéma sensori-moteur de l’image-mouvement pour entrer dans l’espace de l’image-temps.

Deleuze considère les images-temps comme symptomatiques d’un régime spécifique d’images qui s’est fait jour à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Selon lui, c’est dans cette phase historique que quelque chose de subtil, mais de fondamental, a changé. Plus précisément, les images ont commencé à faire référence à des situations de plus en plus dispersives, comme si « la ligne ou la fibre d’univers qui prolongeait les événements les uns dans les autres27 » s’était définitivement rompue, et que le temps n’était plus « la mesure du mouvement, mais [que le] mouvement [était devenu] la perspective du temps28 ». Alors que le temps, dans le cinéma classique, était un sous-produit du mouvement, les images d’après-guerre ont dans une grande mesure donné lieu à une représentation directe du temps : une image-temps. Le symptôme révélateur de l’image-temps renvoie à son aptitude à altérer nos facultés sensori-motrices.

Une telle altération se produit principalement dans Animal Cinema par son montage structuré comme une « composition organique du mouvement relatif29 ». Elle nous amène à faire l’expérience d’une représentation sensorielle organique et continue, qui comprend le léchage, le toucher, l’agrippement et la griffure, aboutissant à « une image sensorielle pure, […] un pur toucher30 ». Tel que le conçoit Deleuze, le montage organique est associé à des descriptions organiques dans lesquelles « le réel supposé se reconnaît à sa continuité, même interrompue31 ». Animal Cinema se caractérise par un point de vue naturaliste et un montage organique dont le « le temps comme matière première32 » produit des images-temps. Il assure une « corrélation d’une matière non-humaine » (comme l’animal et l’internet) « et d’un œil surhumain33 » (comme les caméras et les algorithmes de YouTube), tout en montrant comment des formes très différentes d’images et de montage peuvent singulariser des régimes d’images non-anthropocentriques.

Emilio Vavarella, Animal Cinema, 2017.
Video HD, 00:12:12, 16:9, couleur, audio.
Courtesy de l'artiste et Galleriapiù, Bologne.



Tout autant que les images-mouvement, les images-temps requièrent le montage. En fait, la perception du temps repose sur le montage. Mais le temps représente également une unité plus grande que n’importe quoi d’autre : un tout, une « forme inaltérable remplie par le changement34 » et par les opérations du montage. À mon avis, ce qui singularise une intensité non-anthropocentrique, c’est un montage se référant sans cesse à une ouverture, à un tout situé au-delà de notre capacité de saisie et de compréhension. Même si les films sont tous des produits de ce monde et le désignent dans la plupart des cas, ils trouvent aussi souvent leur cohésion interne dans une limite qui les sépare du monde. Au contraire, les régimes non anthropocentriques se caractérisent par le dépassement mécanique et involontaire d’une telle limite, de telle sorte que la relation de leurs images avec l’Ouvert est plus étroite et plus profonde. Pour Deleuze, la seule chose qui coïncide avec l’Ouvert, c’est ce qu’il appelle « le tout », car « tout ce qui est clos est artificiellement clos35 ». Bergson analyse le tout en « une continuité indivisible36 », à quoi Deleuze acquiesce, opposant le tout Ouvert à l’ensemble clos37. Une scène présente un contenu informatique organisé par le cadrage : « Le système clos déterminé par le cadre peut être considéré par rapport aux données qu’il communique38. » Les scènes sont inéluctables, car aucun régime d’image ne peut fonctionner sans le mécanisme de cadrage d’une scène.

Animal Cinema est construit sur une série de scènes closes. Nous pourrions envisager comme une scène les 11 vidéos sélectionnées pour produire l’œuvre, ou les 72 dossiers conservés dans mon ordinateur, qui contiennent toutes les vidéos téléchargées de YouTube et parmi lesquelles ces 11 vidéos ont été choisies. Un ensemble de scènes un peu plus nombreuses est constitué par les quelque 200 vidéos que j’ai trouvées sur YouTube entre 2012 et 2017, qui montrent des animaux dérobant des caméras. Mais que se passerait-il si, au lieu de cela, nous dénombrions dans leur totalité les 2.268.000.000 vidéos hébergées par YouTube, ce site web pouvant être considéré comme la scène principale d’Animal Cinema. YouTube est constitué de 46 000 ans de contenu visionnable, une durée qui croît depuis 2017 au rythme de 300 heures par minute. Sa dimension temporelle n’est pas négligeable, certes, puisqu’elle signale un avatar de l’Ouvert (le futur), mais je doute que jouer avec les nombres puisse nous révéler quelque chose sur les images que nous ne sachions déjà. Nous devons envisager Animal Cinema pour ce que c’est : un film d’une longueur donnée (12 minutes et 12 secondes), produit en 2017 dans le cadre d’une scène donnée comptant quelque deux milliards de vidéos disponibles, et caractérisé par un montage organisant des séquences extraites de 11 vidéos distinctes.

Ici encore, le montage est décisif. Dans Animal Cinema, il produit des faux raccords en dissimulant, autant que faire se peut, toutes les coupes et les collures pratiquées entre les vidéos des animaux. « Le faux raccord », précise Deleuze, « est à lui seul une dimension de l’Ouvert, qui échappe aux ensembles et à leurs parties39 ». L’Ouvert est accessible « à travers les raccords [et] les coupures40 » qui sont « conclu[s] des images-mouvements et de leurs rapports41 ». La fragmentation est inéluctable : « Les transformations ou nouvelles répartitions d’un continuum aboutiront toujours et nécessairement à une fragmentation42 ». Mais c’est à travers cette fragmentation que nous pouvons penser un continuum qui s’étend au-delà de notre portée et libère ainsi « la conscience ou la pensée dont il était gros43 ». En outre, le titre et le générique de fin semblent réintroduire résolument l’œuvre dans une dimension anthropocentrique, mais, en « interrompant » son flux, ils renforcent également le sentiment de spontanéité qui émane des vidéos produites par les animaux. Ce faisant, les seuls éléments qui attestent sans le moindre doute d’une intervention humaine donnent à toutes les autres images la possibilité de se succéder l’une après l’autre dans un flux, réitérant leurs caractéristiques fondamentales non anthropocentriques.

Enfin, le montage constitue un élément fondamental de notre analyse, car comme l’énonce Deleuze, « le montage est sans doute une construction du point de vue de l’œil humain, il cesse d’en être une du point de vue d’un autre œil, il est la pure vision d’un œil non-humain44 ». Il y a dans le montage quelque chose qui correspond approximativement à une perception non-humaine, quelque chose qui « n’est donné qu’à l’œil que nous n’avons pas45 ». Ce Ciné-œil, précise Deleuze, n’est pas nécessairement « l’œil d’une mouche ou d’un aigle [ni] l’œil d’un autre animal46 », ainsi qu’il a lieu dans Animal Cinema. Mais c’est toujours « l’œil de la matière, l’œil dans la matière, […] d’abord un agencement machinique des images-mouvement47 ».

Par conséquent, les régimes d’images non anthropocentriques se caractérisent souvent par la manière avec laquelle ils remettent en cause la perception humaine et signalent une dimension non humaine, autant de qualités incarnées par Animal Cinema. Autrement dit, les images non-anthropocentriques déjouent systématiquement le cliché. « Un cliché, c’est une image sensori-motrice […] de la chose48> » et, comme Deleuze l’explique en détails, les images cinématographiques tendent toujours à sombrer dans l’état de cliché. C’est pourquoi il souligne, dans Cinéma 2, que, selon Bergson, nous ne percevons jamais l’image entière : « Nous en percevons toujours moins […] en raison de nos intérêts économiques, de nos croyances idéologiques, de nos exigences psychologiques49. » « Mais, si nos schèmes sensori-moteurs s’enrayent ou se cassent », comme dans le cas d’Animal Cinema, « alors peut apparaître un autre type d’image : une image optique-sonore pure, l’image entière et sans métaphore, qui fait surgir la chose en elle-même, littéralement, dans son excès d’horreur ou de beauté50. » L’animal non humain devient le compagnon du réseau, produisant selon Deleuze « un art au-delà de la connaissance […], la création au-delà de l’information51. » En tant qu’êtres humains, il nous est possible de ressentir pleinement d’Animal Cinema. Et je présume que si l’on s’absorbe dans un visionnage répété de l’œuvre, on en éprouvera des sentiments d’extase sublime ou d’ennui, d’aliénation sensorielle ou de nausée. C’est-à-dire, et ce n’est pas un hasard, des sentiments et des expériences qui se rapprochent des récits d’expériences mystiques et de consommation de drogues. Et, il convient de le répéter, il n’est pas fortuit que la volonté d’atteindre une dimension esthétique, communicative ou phénoménologique qui outrepasse la perception humaine ordinaire est une idée non-anthropocentrique qui plonge ses racines les plus profondes dans les pratiques et les théories de mystiques et de visionnaires de nombreuses cultures et époques. Nous pouvons acquiescer avec Deleuze et Guattari quand ils affirment « qu’on ne pense pas sans devenir autre chose, […] une bête52 ». Ou en devenant quelque chose de plus petit, comme « une molécule, une particule53 ». Ou en devenant quelque chose de plus grand : un ange, un dieu, un démon…

Pour le dire avec Deleuze, les images produites par les animaux d’Animal Cinema remplacent « les yeux de la Nature54 » par des cadrages inattendus d’images-mouvement. Avec ses figurations organiques et ses faux raccords, le film Animal Cinema produit un type particulier d’images-temps. Il configure ses images comme un flux documentariste dont les protagonistes ne sont pas simplement des personnages qui ont renoncé à la théâtralité et « entrent dans la vie55 » (comme le souhaitait Jean Renoir), mais incarnent la « vie » qui se déploie sous le regard hyperréaliste et accidentel d’une caméra. Selon Deleuze, ce qui constitue le réalisme, ce sont « des milieux et des comportements, des milieux qui actualisent et des comportements qui incarnent56 ». Et Animal Cinema se présente comme une modulation continue d’un milieu incarné reliant des strates humaines et non-humaines du monde par une présence sensorielle. Animal Cinema nous montre un espace qui peut être visible et visitable, mais non entièrement vivable. C’est-à-dire, un espace bâti en tenant compte des perspectives animales, un espace connaissable par des sens animaux que nous ne possédons pas (encore). De plus, Animal Cinema exige un sujet sur lequel règne une accélération enfiévrée du flux d’images. Une telle surcharge sensorielle est fondamentale, car elle nous permet d’approcher les « mondes impensables » d’une puissance d’agir non humaine et de sujets allogènes qui ont été jusqu’à présent principalement étudiés par la démonologie, l’occultisme et le mysticisme.

Emilio Vavarella, Animal Cinema, 2017.
Video HD, 00:12:12, 16:9, couleur, audio.
Courtesy de l'artiste et Galleriapiù, Bologne.



En guise de conclusion, Eugene Thacker, dans sa récente méditation sur l’horreur de la philosophie,  écrit que dans la Grèce antique les humains s’accommodaient de l’impensable par l’interprétation mythologique, que la pensée chrétienne médiévale et du début des temps modernes recourait à un cadre théologique pour faire face à l’inconnaissable, et que la modernité se caractérise par une approche épistémologique existentielle. « Lorsque le monde non humain se manifeste à nous », écrit-il, « nous réagissons en le réintégrant dans la conception du monde humano-centriste qui est en vigueur à notre époque57 ». C’est pourquoi, je suis convaincu que les modèles dominants d’images cinématographiques et d’automatismes électroniques ont non seulement produit de puissantes manifestations d’intensités non-anthropocentriques, mais qu’ils nous ont également fourni des indices sur leur présence et leurs activités. C’est très précisément ce que propose Animal Cinema : une nouvelle conception de la pensée même, qui, au moyen d’une méthode audiovisuelle et sensorielle, met en lumière le régime contemporain des images animées non anthropocentriques qui constituent le tissu même de notre époque.



Emilio Vavarella
Traduit de l’anglais par Christian-Martin Diebold



Bibliographie

Deleuze, Gilles et Félix Guattari. Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Les Éditions de Minuit, 1991/2005.
Deleuze, Gilles. Cinéma 1 : L’Image-mouvement. Paris, Les Éditions de Minuit, 1983.
Deleuze, Gilles. Cinéma 2 : L’Image-temps. Paris, Les Éditions de Minuit, 1985.
Deleuze, Gilles. Le Pli ‒ Leibnitz et le baroque. Paris, Les Éditions de Minuit, 1988.
Hansen, Mark B. N., « Algorithmic Sensibility : Reflections on the Post-Perceptual Image », in Denson, Shane et Julia Leyda (dir.), Post-Cinema : Theorizing 21st-Century Film, Falmer : REFRAME Books, 2016.
Rangan, Pooja. « Humane-itarian Interventions », in Differences : A Journal of Feminist Cultural Studies, Volume 24, Numéro 1, 2013, p. 123.
Siegert, Bernhard. From Cultural Techniques to Cybernetic Machines. Traduit par Geoffrey Winthrop-Young. New York, NY : Fordham University Press, 2015.
Thacker, Eugene. In The Dust of This Planet : Horror of Philosophy vol. 1, Alersford, Hants, Royaume-Uni : Zero Books, 2011.
Thrift, Nigel. « Beyond Mediation : Three New Material Registers and Their Consequences » in Materiality (dir. Daniel Miller), Durham et London : Duke University Press, 2005.



NOTES

1 Siegert, p. 193
2 Qu’est-ce que la philosophe ? p. 174.
3 Rangan, p. 123
4 Thrift, p. 233
5 Cinéma 2 p.267
6 Qu’est-ce que la philosophe ? p. 55
7 Cinéma 2 p. 246
8 Qu’est-ce que la philosophe ? p. 69
9 Cinéma 1 p. 84
10 Cinéma 2 p. 103
11 Cinéma 2 p. 233
12 Cinéma 1 p. 9
13 Cinéma 1 p. 9
14 Cinéma 1 p. 11
15 Cinéma 1 p. 94
16 Cinéma 1 p. 93
17 Cinéma 1 p. 12
18 Cinéma 1 p. 95
19 Cinéma 1 p. 96
20 Qu’est-ce que la philosophe ? p. 160
21 Cinéma 1 p. 125
22 Cinéma 1 p. 136
23 Cinéma 1 p. 156
24 Cinéma 1 p. 151
25 Cinéma 1 p. 136
26 Cinéma 1 p. 163
27 Cinéma 1 p. 279
28 Cinéma 2 p. 34
29 Cinéma 2 p. 58
30 Cinéma 2 p. 22
31 Cinéma 2 p. 166
32 Cinéma 2 p. 150
33 Cinéma 1 p. 60
34 Cinéma 2 p. 28
35 Cinéma 1 p. 21
36 Cinéma 1 p. 21
37 Cinéma 1 p.21
38 Cinéma 1 p. 31-32
39 Cinéma 1 p. 45
40 Cinéma 1 p. 46
41 Cinéma 1 p. 46
42 Cinéma 2 p.157
43 Cinéma 2 p.163
44 Cinéma 1 p. 117
45 Cinéma 1 p. 117
46 Cinéma 1 p. 118
47 Cinéma 1 p. 118
48 Cinéma 2 p. 32
49 Cinéma 2 p. 32
50 Cinéma 2 p. 32
51 Cinéma 2 p. 352
52 Qu’est-ce que la philosophe ? p. 44
53 Qu’est-ce que la philosophe ? p. 44
54 Cinéma 2 p. 347
55 Cinéma 2 p. 115
56 Cinéma 1 p. 196
57 Thacker, p. 4