L’exposition A Long Duration of Losses [La Longue durée des pertes] de Sophie Kovel aborde la question d’un canon algérien, le Baba Merzoug, saisi en tant que trophée de guerre par la marine française lors de la prise d’Alger en 1830. Lieu de mémoire et monument aux morts, il a été par la suite érigé à Brest où il se trouve aujourd’hui encore, malgré les demandes de restitution. Dans le prolongement de l’exposition, Sophie Kovel a organisé en février 2023 une table ronde réunissant KJ Abudu, Nacira Guénif-Souilamas et Léopold Lambert qui ont débattu, entre autres thèmes, du projet inachevé de la décolonisation. La conversation qui suit, présentée ici en deux parties, complète et développe la discussion initiale.
— Daniel Levin Becker

Sophie Kovel : Léopold, vous avez écrit que les idéologies véhiculées par le colonialisme et l’impérialisme « nécessitent, pour se concrétiser et fournir un récit dominant, non seulement une architecture, mais aussi des symboles matériels ». Nacira, vous retracez la tendance de la France à refuser d’admettre le racisme au nom d’une République égalitariste et vous avancez que l’empire colonial n’a jamais fait partie intégrante de la définition de l’identité politique française. Et KJ a souligné les modes de persistance d’une logique de puissance coloniale sous des formes politiques, sociales et économiques. Peut-être pourrions-nous commencer par là, par cette notion de persistance comme moyen d’aborder le point d’intersection de la mémoire postcoloniale et de l’histoire patriotique auxquelles nous nous sommes attaqués dans nos travaux respectifs.

KJ Abudu : L’exposition Living With Ghosts, dont j’assure le commissariat, étudie la manière dont les traumatismes non résolus du passé colonial en Afrique et son projet inachevé de décolonisation continuent de hanter à la fois l’Afrique postcoloniale et le monde dans son ensemble. L’exposition repose sur l’argument selon lequel la condition postcoloniale africaine contemporaine est intrinsèquement « hantologique », pour reprendre un concept forgé par Jacques Derrida dans Spectres de Marx (1994), un mot-valise qui regroupe « hantise » et « ontologie ». Cette métaphore de la hantise s’est révélée des plus utiles en tant que cadre d’une réflexion portant sur les structures et les logiques transhistoriques qui sont nées de l’esclavagisme, de l’impérialisme et du colonialisme.

Les spectres font allusion à une perturbation ou à un désordre intervenant dans le tissu de la réalité. D’une part, les hantises signalent une disjonction temporelle, le retour dans le présent de quelque chose qui appartient au passé ou au futur. D’autre part, les phénomènes hantologiques sont des entités spectrales spatialement disjointes, du fait de leur simultanée présence et absence. Les perturbations spectrales de la fixité spatiale et temporelle nous permettent d’appréhender l’omniprésence de la colonialité du savoir, de l’être et du pouvoir, comme l’explicite brillamment Sylvia Wynter. Elle décrit un registre de violence naissant au XVsiècle, qui est à la fois si considérable et microscopique qu’il n’est pas toujours possible de le désigner, mais qui demeure néanmoins tangible.

Les spectres transgressent et remettent en question les contours qui délimitent la présence et l’absence, par exemple, le matériel et l’immatériel, ainsi que le passé, le présent et le futur. Si, comme je le fais valoir avec d’autres, ces délimitations sont les produits d’une pensée de l’après-siècle des Lumières, de la modernité, alors l’hantologique est porteur d’une charge et d’un potentiel décoloniaux puissants.

Nacira Guénif-Souilamas : La colonialité, surtout vue de France, n’est pas censée être liée à la modernité, et la modernité n’est pas censée être coloniale. Mais nous savons tous qu’elle l’est. La « modernité coloniale » est une tautologie, qui doit être comprise comme telle. Le problème, c’est que la modernité coloniale n’est pas représentée. La modernité est très représentée, mais la modernité coloniale, c’est précisément ce qui est le plus souvent occulté, et c’est une tâche redoutable que de lui donner davantage de visibilité.

KJ Abudu : C’est un geste impossible, car c’est par l’intermédiaire des modalités de la modernité qu’existe notre champ de représentation proprement dit. Nous avons tous hérité des outils de représentation de la modernité : sa grammaire, ses formes, ses médias et ses technologies. Si le champ de représentation constitue le tissu même de la modernité, comment représente-t-on quelque chose qui structurellement est rendu absent de ce champ ?

Nacira Guénif-Souilamas : Je pense à la modernité coloniale en tant que norme. Wynter la définit comme ce qui n’est pas vu et qui n’est pas censé être vu, mais qui est personnifié, incarné et mis en acte plutôt qu’expliqué et vu clairement.

KJ Abudu : Sophie, votre exposition pose également la question de savoir comment il serait possible de mettre en image ce qui ne peut être mis en image, à savoir, ce que Léopold désigne avec d’autres comme étant le continuum colonial. La présentéité-non-présentéité des gestes spectraux en direction d’une spatialité non positiviste de l’intrication et de la relation, qui est déterminante pour s’opposer aux historiographies nationalistes qui négligent les nuances des intrications géographiques produites par et à travers des réseaux supranationaux de capital racial.

De nombreuses œuvres figurant dans la première édition de Living With Ghosts contestent les rituels présentéistes et isolationnistes de l’amnésie et du désaveu coloniaux. Par exemple, dans son film-essai Réfléchir la mémoire (2016), Kader Attia mène des entretiens avec des chirurgiens, des psychiatres, des musiciens et des historiens de l’art, avec qui il évoque la question du syndrome du membre fantôme et de la pertinence conceptuelle de cette affection psycho-médicale pour des sociétés traumatisées par la guerre, le génocide et la colonisation. D’autres films abordent les notions de mélancolie et de politique de la mémoire, poussant la forme documentaire jusqu’à ses limites représentationnelles, en entrecroisant des documents de la bureaucratie coloniale, des archives visuelles et sonores, des architectures hantées et des récits de témoins contemporains. Cette notion de limites représentationnelles nous ramène au fantôme et à sa « présence paradoxale ». En raison du fait que les fantômes produisent une perturbation ressentie dans la trame filmique, ils remettent en question la notion même de représentation et les logiques positivistes qui l’accompagnent.

  • Dineo Seshee Bopape,  <i>Lerole: footnotes (The struggle of memory against forgetting)</i>, 2017.
    Dineo Seshee Bopape, Lerole: footnotes (The struggle of memory against forgetting), 2017. Vue d'exposition, Kunstinstituut Melly, Rotterdam. Photographie : Aad Hoogendoorn. Avec l'aimable autorisation de l'artiste et de Sfeir-Semler Gallery Beirut / Hamburg.
    100 plaques de bois, 2000 blocs d'argile moulés poings serrés, briques, platines vinyle et enregistrements d'importantes étendues d'eau réparties sur le continent africain et autour, briques de construction usagées, briques d'adobe, briques de sable, sable meuble, poudre d'oxyde rouge et noir, roches, pierres. Dimensions variables.
  • Dineo Seshee Bopape,  <i>Lerole: footnotes (The struggle of memory against forgetting)</i>, 2017.
    Dineo Seshee Bopape, Lerole: footnotes (The struggle of memory against forgetting), 2017. Vue d'exposition, Kunstinstituut Melly, Rotterdam. Photographie : Aad Hoogendoorn. Avec l'aimable autorisation de l'artiste et de Sfeir-Semler Gallery Beirut / Hamburg.
    100 plaques de bois, 2000 blocs d'argile moulés poings serrés, briques, platines vinyle et enregistrements d'importantes étendues d'eau réparties sur le continent africain et autour, briques de construction usagées, briques d'adobe, briques de sable, sable meuble, poudre d'oxyde rouge et noir, roches, pierres. Dimensions variables.

La deuxième édition de Living With Ghosts présentait des œuvres de Bouchra Khalili, Abraham Oghobase, Dineo Seshee Bopape, Cameron Rowland et Tako Taal, entre autres, qui abordent les continuités structurelles du pouvoir ayant précédé la mise en place des États coloniaux en Afrique à la fin du XIXsiècle et au début du XXsiècle. Situant la modernité coloniale dans un cadre temporel plus large, ces travaux se penchent sur la traite négrière transatlantique du XVe au XVIIIsiècles et font face aux refus et résistances apparemment inépuisables des personnes réduites en esclavage et de celles restées sur le continent.

L’installation de Dineo Seshee Bopape, Lerole : footnotes (The struggle of memory against forgetting) (2018), fonctionne comme un contre-monument commémoratif et un mausolée aux innombrables Africains qui combattirent l’invasion coloniale européenne au cours des cinq derniers siècles. Dans cette œuvre, des dizaines de blocs de bois portent des inscriptions qui évoquent en détail des affrontements armés historiques avec des envahisseurs espagnols, portugais, britanniques et néerlandais. Des formes tactiles en terre cuite, que Bopape a modelées les poings fermés, font allusion au révolutionnaire sud-africain Robert Sobukwe qui saluait les prisonniers politiques arrivant à la prison de Robben Island en saisissant une poignée de terre et en brandissant le poing en geste de solidarité.

Ces chorégraphies individuelles et collectives de résistance anticoloniale sont structurellement alliées aux compositions formelles de Torkwase Dyson, qui s’inscrivent dans le prolongement de l’abstraction géométrique et sont inspirées des mouvements de libération improvisés, initiés par des Africains réduits en esclavage dans les Amériques – de Harriet Tubman cachée dans une soupente triangulaire pendant sept ans, à Henry Box Brown qui se fait lui-même envoyer vers la liberté par voie postale dans une caisse en bois, en passant par les communautés noires et brunes des États-Unis, qui créent aujourd’hui des espaces de repos et de plaisir, en dépit des forces régulatrices et de surveillance exercées par des politiques d’urbanisme financées par l’État et le capital.

Nacira Guénif-Souilamas : Sophie, je pense à la façon dont vous qualifiez le Baba Merzoug érigé à Brest comme un vestige non seulement de la conquête de l’Algérie, mais aussi à la façon dont il se prolonge jusque dans des lieux très éloignés comme Nouméa, en Nouvelle-Calédonie-Kanaky. Quels objets choisirions-nous pour montrer que l’enjeu aujourd’hui, ce n’est pas seulement le passé ? La restitution du Baba Merzoug, par exemple, pourrait être une question pour l’État français – qu’est-ce que l’État serait prêt à faire s’agissant de sa présence coloniale actuelle ? Quels artefacts seraient en mesure d’en témoigner ?

En pensant aux objets renvoyés en Algérie il y a deux ans, je me demande aussi à quel pouvoir profite cette restitution. Car ce retour est également, singulièrement, une façon de reconnaître la légitimité d’un pouvoir qui n’est pas perçu comme tel par son propre peuple – comme c’est le cas à l’heure actuelle en Algérie. La question de la restitution d’objets est inextricablement liée à celle de l’identité des destinataires de ces objets et de la façon dont ils sont utilisés par la suite. Comment tire-t-on parti des cérémonies qui les accompagnent pour rétablir une légitimité qui risquerait sinon d’être perdue ? Si je pose la question, c’est parce que cela se reproduira encore et encore à l’avenir.

Par exemple, [le président algérien Abdelmadjid] Tebboune table sur le fait que les négociations avec l’État français renforceront le pouvoir d’un État autoritaire qui réduit déjà au silence les médias, l’opposition et les militants, et pèse sur la vie quotidienne de tout un chacun. Un État qui utilise la décolonisation comme geste performatif et non comme un véritable processus ayant des conséquences profondes pour les personnes censées en bénéficier – comme la France l’a fait en Kanaky. Que faisons nous de cette vogue de restitutions quand il s’agit d’États et de pouvoirs qui n’ont pas d’affinité avec l’esprit de liberté qu’attendent leurs populations ?

À mon sens, la raison d’être de toute exposition, c’est de montrer quelque chose qui est bien en vue, mais demeure inaperçu dans le regard que nous portons ordinairement sur ce qui nous entoure. Je me demande comment cela dialogue avec le présent clandestin que constituent les vestiges du passé que nous pouvons voir dans notre vie quotidienne. Le Baba Merzoug est bien entendu une puissante expression de ce présent clandestin, une chose qui n’a jamais été déchiffrée au bénéfice des Brestois. La signification de ce présent-ci n’est jamais expliquée : il est là, mais qui est réellement conscient du fait que cet objet provient de la conquête de l’Algérie et qu’il a fini par se retrouver, au terme d’un long voyage, dans ce quartier de la ville ? C’est prometteur sur le plan pédagogique, et pour montrer comment des paysages naturels ou urbains ordinaires s’adressent à notre passé et à notre présent selon des modalités qu’il nous faut nécessairement déchiffrer et dont nous devons tirer des enseignements.


Avril 2023



KJ Abudu, critique d’art et commissaire d’exposition, vit à Londres, Lagos et New York. Inspirés par les théories anti/post/dé-coloniales et queer, par la philosophie africaine et la pensée radicale noire, ses écrits et ses expositions portent principalement sur les pratiques artistiques critiques et les pratiques intellectuelles du Sud global (plus particulièrement de l’Afrique et de ses diasporas) qui luttent contre les situations historiques mondiales déterminées par la modernité coloniale. KJ Abudu a dirigé l’édition de Living with Ghosts: A Reader, Pace Publishing, 2022. Il sera également commissaire de « Clocking Out: Time Beyond Management » à Artists Space, New York, mai 2023, et de « Traces of Ecstasy » à la quatrième édition de la Biennale de Lagos, 2024.

Nacira Guénif-Souilamas est sociologue et anthropologue ; professeur agrégé et membre du LEGS (CNRS), elle enseigne à l’université Paris-VIII. Ses écrits portent sur la France dé/post/coloniale et l’Euramérique, les minorités et les corps racialisés et sexualisés postcoloniaux, le racisme et l’islamophobie. Elle a publié notamment « Rediscovered Faces of Photography » in Bilingual Reader of the 12th Edition of Bamako Encounters – African Biennale of Photography, Streams Of Consciousness – A Concatenation Of Dividuals, sous la dir. de Bonaventure Soh Bejeng Ndikung (Berlin : Archive Books, 2019).

Artiste et écrivaine, Sophie Kovel aborde dans son travail le fonctionnement économique, social, esthétique et idéologique du nationalisme racial. Ses articles et critiques ont paru notamment dans Artforum, BOMB, Frieze, Spike et d’autres publications ; son travail a été récemment présenté à la Kunsthal Charlottenborg (Danemark), au Jewish Museum (New York), à la Jenkins Johnson Gallery (New York), à l’Université de Californie (Los Angeles) et à Petrine (Paris).

Architecte de formation, Léopold Lambert travaille à Paris. Il est le fondateur (2015) et rédacteur en chef de The Funambulist, un magazine en ligne et papier consacré aux politiques de l’espace et des corps. Il est l’auteur de quatre ouvrages qui interrogent la contribution active de l’architecture au colonialisme : Weaponized Architecture : The Impossibility of Innocence (2012) ; Topie Impitoyable : La politique du vêtement, du mur et de la rue (2015) ; La politique du bulldozer : La ruine palestinienne comme projet israélien (2016) ; et États d’urgence : Une histoire spatiale du continuum colonial francais (2021).


Traduit de l’anglais par Christian-Martin Diebold