Au sud du Japon, au pied de la péninsule d'Uto, dans le parc Sumiyoshi, près du sanctuaire, se trouve un monument. Sur celui-ci figure le profil d'une femme d'âge moyen, portant des lunettes et une chemise boutonnée, le regard légèrement incliné vers le haut et le lointain, comme si elle surveillait la mer. Sous le portrait est inscrit IN MEMORY OF MADAME KATHLEEN MARY DREW, D. Sc. – une phycologue britannique morte en 1957 à l'âge de 56 ans, sans avoir jamais mis les pieds au Japon.
De cet endroit, on peut voir tout le tour de la mer d’Ariake, au large de la côte ouest de Kyushu, de Kumamoto à Fukuoka, de Saga à Nagasaki. De fin octobre à mars, vous pourrez également voir des filets colorés flottant au bord de la mer, ou de grands poteaux plantés sur le rivage. C’est la saison de la récolte du nori, l’algue indigène du Japon.
Le nori est cultivé autour des rivières Kikuchi et Midorikawa à Kumamoto depuis l’époque Meiji, au XIXe siècle. La récolte annuelle était alors régulièrement soumise aux caprices de la nature. La situation devint particulièrement grave après la Seconde Guerre mondiale. La nourriture se fit rare et les scientifiques japonais s’efforcèrent de comprendre le cycle de vie complet du nori afin de pouvoir le cultiver de manière plus fiable.
Pendant ce temps, à Manchester, la Dr Kathleen Mary Drew-Baker étudiait méticuleusement des espèces européennes d’algues rouges, connues sous le nom de Laver. En 1949, elle découvrit par hasard que les filaments d’algues nichés dans les coquillages pendant l’été étaient en fait les mêmes espèces d’algues qui arrivaient à maturité pour donner l’algue comestible que l’on récoltait régulièrement en automne. Et si le cycle de vie du nori japonais était similaire à celui de l’algue galloise ?
Tel fut le thème d’un échange de lettres passionné pendant plusieurs années concernant Porphyra (Conchocelis), les semis de nori et les coquilles d’huîtres avec le botaniste marin japonais Sokichi Segawa. Le chercheur relaya les découvertes de Kathleen Drew-Baker à son collègue Fusao Ota à Kumamoto, qui finalement diffusa la technique auprès des cultivateurs de nori locaux. En quelques années, la production de nori de la mer d’Ariake rebondit de manière significative, annonçant une industrie qui atteindrait son apogée dans les décennies suivantes. Nous sommes en 1957.
Depuis 1963, le monument du parc Sumiyoshi commémore la Dr Kathleen Drew-Baker, qui fut la première à découvrir la pièce manquante du cycle de vie du nori. Dans la région, où les spores de nori sont soigneusement ensemencées dans des coquilles d’huîtres chaque été, elle est reconnue comme la mère biologique – umi no oya – de l’aquaculture du nori (生みの親). Chaque année, le 14 avril, sa contribution est célébrée par un festival dédié, tandis qu’une cérémonie shintoïste honore la phycologue britannique comme une divinité. Il n’est pas étonnant que certains interprètent son statut légendaire comme umi no oya – la mère de la mer Ariake (海の親).
Aujourd’hui, la mémoire vivante de cette série d’événements historiques est l’assistant et héritier du professeur Ota, Fumiichi Yamamoto, chercheur sur le nori, âgé de 85 ans. Il travaille toujours dans un laboratoire de fortune situé dans un entrepôt, juste en bas de la rue du parc Sumiyoshi à Uto, passant huit heures par jour à regarder dans un microscope, analysant la santé actuelle des plants de nori cultivés. L’histoire du monument dédié à Kathleen Drew-Baker est aussi son histoire.
Cherise Fong
Umi No Oya / Uto Monogatari est un film documentaire d’Ewen Chardronnet et Maya Minder, avec le soutien de Antre Peaux, ART2M, DDA Contemporary Art Marseille, ProHelvetia, Ambassade de Suisse à Tokyo, Biolab Tokyo, plateforme bioart/biomedia metaPhorest de l’Université Waseda à Tokyo et PALM ··· le magazine du Jeu de Paume.