La promenade urbaine, surtout quand elle se déroule sans but précis, est inséparable d'une expérience de distraction, ou plus exactement d'un enchaînement de brefs moments de distraction. Non pas que l'esprit vagabonde au rythme de notre errance physique, ou que notre conscience flotte en fonction des méandres d'un parcours indéterminé ; en fait, la distraction associée à la marche est un va-et-vient entre une intériorité poreuse à ce qu'elle voit et entend et un monde extérieur qui la sollicite de manière plus ou moins distincte.

Cette sollicitation de l’attention – car la perception distraite relève bien d’une forme d’attention, incidente ou périphérique – ne dépend pas forcément d’un intérêt particulier ou d’un besoin spécifique (consommer, se nourrir, prendre les transports, etc.). Elle peut relever d’une sorte d’étonnement devant les menus spectacles de la rue, et il est indéniable que la santé d’une grande ville est indissociable d’une myriade de petits événements qu’elle possède en réserve et qui peuvent survenir à tout moment. Walter Benjamin ne dit pas autre chose dans son livre sur les Passages : si Paris est « la capitale du XIXe siècle », c’est aussi par ce qu’elle regorge de situations où l’ordinaire peut devenir extraordinaire, et inversement. C’est ce que saisit en tout cas une observation devenue distraite, quand elle se détache d’un système d’évidences sensibles qui constitue la condition habituelle de nos vies.

Le cinéma, art des images en mouvement, aime à montrer ces individus eux-mêmes en mouvement dans l’espace urbain, et pour qui la frontière entre l’insignifiant et le remarquable devient progressivement caduque au fil de la balade. C’est que l’indécision entre ces contraires repose sur un ensemble de contraintes dont aimerait précisément se défaire celle ou celui qui les ressent. Certes, on se promène « pour prendre l’air », sauf qu’il faut ici entendre l’expression littéralement : on se jette parfois dans le dehors de la ville pour ne pas suffoquer intérieurement. La distraction est le vecteur fuyant de cette volonté fragile mais déterminée visant à s’émanciper de tout ce qui emprisonne l’existence.

Dans une séquence admirable de La Notte, Michelangelo Antonioni met en scène la tentative de Lidia (interprétée par Jeanne Moreau) de se libérer d’un rapport de couple en miettes, gangréné par l’opportunisme social de son compagnon (l’écrivain à succès Giovanni Pontano, incarné par Marcello Mastroianni). Elle quitte ainsi précipitamment le pot de lancement du livre de son ami, pour elle insupportable de suffisance et de flagornerie, et elle se retrouve immergée dans l’animation de la ville moderne par excellence en Italie, à savoir Milan, symbole du miracle économique qui s’est emparé du pays après-guerre. Plusieurs plans illustrent une situation devenue irrespirable pour Lidia, grâce notamment aux images d’une cité qui ressemble par instants à une vaste prison d’où elle cherche à s’échapper. On perçoit ainsi le personnage derrière les grilles de l’entrée d’un immeuble, à travers les jets d’eau d’une fontaine, ou encore entouré par le flot incessant des passants indifférents à sa présence.

  • Michelangelo Antonioni, <i>La Notte</i>, 1961
    Michelangelo Antonioni, La Notte, 1961
  • Michelangelo Antonioni, <i>La Notte</i>, 1961
    Michelangelo Antonioni, La Notte, 1961
  • Michelangelo Antonioni, <i>La Notte</i>, 1961
    Michelangelo Antonioni, La Notte, 1961

Ce sentiment d’enfermement en plein air est le reflet à peine voilé de la « maladie des sentiments » qui l’oppresse, « maladie » qu’Antonioni définissait à la même période comme un fardeau affectif que nous héritons à la naissance, et qui perdure depuis les « temps d’Homère » affirmait-il, en total contraste avec les transformations de la science et des techniques où le renouvellement est constant. De fait, l’invention ou la réinvention de soi suit un rythme beaucoup plus lent que celui des avancées scientifiques et technologiques. La « maladie des sentiments » est intimement associée à ce qu’Antonioni nommait par ailleurs une « impulsion érotique bon marché, inutile, malheureuse », qui n’épargne ni le personnage de Pontano ni les hommes que Lidia croise durant sa déambulation dans les faubourgs milanais. Les regards libidineux qu’ils portent sur elle sont bien le signe d’un désir de conquête éphémère auquel renvoie cette « impulsion » forcément intéressée.

  • Michelangelo Antonioni, <i>La Notte</i>, 1961
    Michelangelo Antonioni, La Notte, 1961
  • Michelangelo Antonioni, <i>La Notte</i>, 1961
    Michelangelo Antonioni, La Notte, 1961
  • Michelangelo Antonioni, <i>La Notte</i>, 1961
    Michelangelo Antonioni, La Notte, 1961

D’une certaine manière, ces regards sont à l’opposé d’une observation distraite qui, si elle implique un plaisir à se perdre dans son atmosphère grouillante, ne vise à aucun moment la possession de ce qui est à l’origine de ce plaisir sensoriel (que celui-ci émane d’un être, d’une chose, voire d’une lumière, d’une ambiance…). La distraction trace des lignes de fuite dans la ville, ou cherche à en tracer, car Antonioni le montre bien dans cette séquence : on ne s’évade pas facilement des aliénations qui nous accompagnent au quotidien (et celles de la « maladie des sentiments » avant toute chose). Il est même très difficile de s’en défaire, comme en témoignent la variété des humeurs que traverse Lidia, alternant les hauts et les bas, les moments d’échappée, justement, où une joie fugace s’affirme au détour d’un carrefour, et les retombées qui l’assaillent dans la remémoration de son existence malheureuse.

  • Michelangelo Antonioni, <i>La Notte</i>, 1961
    Michelangelo Antonioni, La Notte, 1961
  • Michelangelo Antonioni, <i>La Notte</i>, 1961
    Michelangelo Antonioni, La Notte, 1961
  • Michelangelo Antonioni, <i>La Notte</i>, 1961
    Michelangelo Antonioni, La Notte, 1961

Les moments de distraction se confondent avec ces instants où Lidia éprouve un sentiment d’élévation. Ils désignent aussi bien une sortie hors de soi qui coïncide avec un accroissement des possibles que la vie, quand elle n’est plus « malade », offre de toute façon. Mais ces moments sont imprévisibles, volatils ou périssables, et surtout, ils ne sont pas coordonnés les uns avec les autres, puisqu’ils s’enchaînent suivant un ordre qui est lui-même solidaire d’une promenade au déroulé insaisissable. D’où le montage si singulier de cette séquence, qui épouse les humeurs saccadés de Lidia la distraite, aux aguets malgré elle de ce qui peut la dévier d’un environnement étouffant, en elle comme en dehors d’elle. D’où, aussi – et c’est un fragment splendide du film – le passage où la caméra d’Antonioni semble elle-même s’émanciper du cinéaste, et muter en un appareil de réalisation documentaire, loin de la fiction intitulée La Notte. L’outil de travail du cinéaste semble ne plus lui appartenir, de la même manière que Lidia cherche à éprouver une dépossession de soi. Tout se passe comme si la caméra d’Antonioni devenait elle-même un œil distrait, ce même œil que Lidia expérimente pour sentir, même de façon fugitive, un vent de liberté qui l’emporte ailleurs.

Dork Zabunyan