Que reste-t-il de nos identités à l’étranger ? Quantité de souvenirs, quelques signes extérieurs. Après avoir pris Téhéran en filature (Haut Bas Fragile, 2017), relu l’histoire de la révolution de 1979 à travers les livres de propagande (Rue Enghelab, 2019), Hannah Darabi enquête sur les traces de la diaspora iranienne à Los Angeles. Focus sur un indice sûr : les cassettes de pop.

Un doigt sur la bouche, Googoosh demande le silence. La diva assoluta de la variété iranienne, tout en faux cils et mise en pli, serait-elle sur le point de nous confier un vilain secret ? C’est du moins ce qu’insinue le close-up équivoque élu par le label Taraneh Enterprises pour la pochette de Nafas (Souffle), duo langoureux sorti en 1984, soit cinq ans après la chute du Shah précipitée par l’ayatollah Khomeiny.

De pareilles cassettes, Hannah Darabi, née à Téhéran en 1981, en a toute une collection. À peu près 150, chinées sur ebay ou chez Music Box, ex-disquaire culte de Tehrangeles, surnom donné à la Cité des Anges et principale terre d’accueil de la diaspora iranienne, concentrée autour dudit Persian Square, au croisement de Wilkins Avenue et de Westwood Boulevard.

Hannah Darabi
Soleil of Persian Square © Hannah Darabi



L’artiste les a scannées une à une avant d’y ajouter un fond délavé allant du mauve au grenadine, du pistache à l’indigo, nuances rétro donnant à son inventaire le charme désuet de posters adolescents. Sous les rayons de la machine, le boîtier en plastique a formé un halo, lequel élève par accident l’objet au rang d’icône. Un comble quand on sait que ces têtes d’affiche lookées à l’occidentale ont dû fuir leur pays, ennemis déclarés de la République islamique, coupables de pervertir les foules avec leurs airs jugés déviants.

Dariush, Hayedeh, Shahram Shabpareh, Ebi, Jalal Hemmati… Exilées en Californie, ces gloires locales rendues à l’anonymat chantent d’abord le fol espoir d’un impossible retour avant de s’en tenir à des balades chastes. Derrière leur pudeur, se cachent à égalité la crainte de la censure et le souci de plaire. Car leur public est loin d’ici, et quand là-bas, guerre et charia brisent les cœurs, la musique s’écoute comme on applique un baume.

Certes, faute de moyens, le niveau baisse : paroles creuses, rythmes racoleurs et images bâclées achèvent de brouiller les sources d’influence, les codes d’appartenance. Reste que le Losāngelesi fédère un peuple déplacé muni, en quelques notes, d’un moyen de transport, du don d’ubiquité. Au point que l’ethnomusicologue Farzaneh Hemmasi rapproche ce “low art” snobé par les élites du concept d’“intimité culturelle” développé par l’anthropologue Michael Herzfeld1. Autrement dit, de ce qui embarrasse au grand jour tout en donnant, au fond, “l’assurance d’une socialité commune”.

Hannah Darabi
Soleil of Persian Square © Hannah Darabi



Hannah Darabi n’ignore rien du paradoxe, entretenant à titre personnel des rapports complexes avec ce mauvais genre, illicite et de fait “apatride”. Longtemps, sa timidité l’a tenue à distance de tubes calibrés pour la fête, assignant à la joie, au rapprochement des corps. Il y a peu, elle a changé d’avis, et les produits dérivés de la pop, partie intégrante de sa culture, ont piqué sa curiosité. Mais là où l’intérêt général se borne aux supports sophistiqués pressés en Iran avant l’agonie de la dynastie Pahlavi, le sien, très particulier, se porte aux déclassés, ceux estampillés made in USA dans les années 1980 et 1990. Ses achats en ligne lui révèlent le dessous des cartes, voyant la circulation des biens indexée sur les flux migratoires. Surtout, chaque trouvaille vient combler une lacune : les pâles copies pirates diffusées sous le manteau avant que le MP3 ne rende les cassettes caduques, retrouvent enfin leurs couleurs d’origine, criardes, typiques.

Rétive à la “nostalgie héritée”, cette patrimonialisation du spleen théorisée par Neda Maghbouleh, vraie rente pour Tehrangeles, Hannah Darabi pose sur ces bandes magnétiques le même regard franc que sur les rues d’Orange County truffées d’enseignes en farsi, ou sur les pages d’annuaire vantant les services de psys, d’avocats ou de chirurgiens esthétiques issus de la communauté perse. Comme s’il fallait, pour entendre l’écho, évaluer l’ensemble, recoller les morceaux. Puzzle identitaire, Soleil of Persian Square ouvre une brèche : à mesure que l’enquête avance, le réel vacille.

Hannah Darabi
Soleil of Persian Square © Hannah Darabi



C’est un fait : la musique joue des tours, amplifiant les passions jusqu’à l’égarement. Effet second procuré par la cassette, reproductible et bon marché, plus encore par le clip, fiction incarnée. Hannah Darabi en compile plusieurs au ralenti, sur un remix sombre de Post California. Quand l’ombre de Susan Roshan plane sur la ville tel un spectre lascif dominant la skyline, une chose est claire : la pop est un hymne.


Virginie Huet



1 Entretien fleuve accordé à Hannah Darabi au sein de l’ouvrage Soleil of Persian Square paru chez Gwinzegal.