Avec “Liechtenstein”, le poète Ishion Hutchinson a choisi de se placer dans une tradition caribénne de réécriture de La Tempête, fameuse “comédie” de Shakespeare (1610).
George Lamming, Roberto Fernández Retamar, Kamau Brathwaite et Aimé Césaire sont au nombre de ces écrivains qui, avant lui, ont retravaillé ce qu’on a pu considérer comme le texte fondateur de la “rencontre coloniale”. Curieusement, Shakespeare, pour mettre en scène les rapports d’une rare violence qui lient le trio Caliban, Prospéro et Ariel, se serait inspiré notamment d’un passage bien connu des Essais de Montaigne. Comme le rappelle Retamar, “Des cannibales”, paru en 1580, est publié en anglais en 1603 par John Floro, tuteur à l’Université d’Oxford et ami de Shakespeare : on a d’ailleurs conservé l’exemplaire de cette traduction que Shakespeare possédait et annota1. Or, pour Montaigne : “il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation [de cannibales], sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage”. C’est donc sa lecture contre le grain, à contresens, en misprision de l’essai de Montaigne qui a fait du barde un visionnaire capable de prédire un ordre colonial prêt à se déployer et d’en proposer une puissante allégorie.
Sans surprise, les années 1950 – 1970 voient émerger poètes et essayistes d’Afrique ou de la Caraïbe qui à leur tour entreprennent transgressivement La tempête, imaginant un autre Caliban qui dirait au conquérant Prospéro son fait, dénoncerait la trahison d’Ariel-le-métis/ Ariel-le-clerc et défendrait son île de toute colonisation.
L’originalité d’Ishion Hutchinson n’est donc pas dans la seule reprise de La tempête mais dans la manière de son engagement avec la pièce. Ce “style” — qualifions-le de baroque tant il joue sur le contraste ombre et lumière, l’intensité des couleurs, le faste lexical et les figures du jumelage et de la superposition— définit sa singularité de poète tout en le liant à d’autres individualités limées contre le même texte. Et c’est précisément cette ambivalence de l’expérience de lecture que Marielle Macé décrit dans Façons de lire, manières d’être : la lecture étant, pour elle, occasion d’individuation où nous nous constituons en sujets, “l’effort pour être soi y est aussi bien secondé par les modèles littéraires que capturé par ces forces qui l’arrêtent ou le détournent”2.
De fait, dans “Liechtenstein”, Ishion Hutchinson rassemble autour de Caliban-l’innommé (ou presque), de Caliban-l’oublié qu’on n’évoque plus que par des balbutiements (“Kali`na, Kari`nja, Kali`nya”), toute une “librairie” profane et sacrée — où figurent Caliban: The Missing Link/Caliban : le chaînon manquant (1873), dont l’auteur, l’anthropologue Daniel Wilson, affirme que Shakespeare, avec sa nouvelle créature anthropoïde, a devancé les thèses de Darwin3 ; la poésie de Samuel Daniel (1562-1619), auteur d’un poème-dédicace pour la version anglaise de Floro des Essais de Montaigne et, lui aussi, ami de Shakespeare ; ainsi que la Bible et ses trois mentions du prophète Daniel, qui, exilé à Babylone où Nabuchodonosor le tient captif, excelle à interpréter les rêves. Chacune de ces références donne au Daniel du poème une texture supplémentaire et pourrait expliquer la structure tripartite de l’ensemble — reminiscente mais critique de celle adoptée par Brathwaite dans son poème “Caliban” où elle marque les trois temps du cheminement rituel du protagoniste de l’Afrique à la Caraïbe, i.e. séparation, transition et renaissance4.
Si Ishion Hutchinson interpelle La tempête de Shakespeare par des citations directes (“to name the bigger light”, nommer [de l’astre] la plus grande lumière ; “Mooncalf”, l’avorton ; “Fine apparition”, Jolie apparition, etc.), il en restitue aussi certains fragments en toute liberté : ainsi Ariel-le-poète proclame-t-il non plus que l’île est à lui, comme le faisait le Caliban shakespearien, mais que l’île, c’est lui et rien que lui. Dan-île/Ar-île ne veut plus être confiné à l’intérieur du texte de Prospero — qui, tout à sa conquête, “vit dans la certitude absolue que la Langue, son cadeau à Caliban est aussi la prison même dans laquelle les actions de Caliban seront enfermées”5 : le voilà qui inscrit ses commentaires dans les marges, émargeant La tempête, biffant le détestable, trouant même la page !
De la béance, des mondes s’échappent : passé lointain qu’on ne peut plus photographier (le bateau négrier) ; passé proche qu’on ne sait pas comment photographier : l’absence d’un père happé par les métropoles (“Are ghosts photographed flash on or flash off? (Do not torment him. Do not torment him.) His father can be anywhere and is./Les fantômes, on les photographie avec ou sans flash? (N’allez pas le tourmenter. N’allez pas le tourmenter.) Son père pourrait être n’importe où et il l’est”) ; et en guise d’avenir, le sursis. Se serait-elle perdue, corps et biens, cette figure paternelle partie en quête de ce que la poétesse Olive Senior appelle “des cieux dégagés, au-dessus des Îles Caïmans, ou du Liechtenstein/ou de Genève” (“unencumbered skies, over the/Cayman Islands, or Lichtenstein,/or Geneva”)6 ? Dans le poème d’Ishion Hutchinson, le Liechtenstein, c’est l’imagination d’un espace tiers où règnerait Trismegistus, ce dieu tant Hermès que Thot, “faussement neutre” comme un pays incompromis dans une histoire coloniale, mais poursuivi par le papillonnement d’autres hantises. À la tempête faut-il alors préférer ces cieux dégagés ?
L’objet de ce poème, c’est le livre lu, déchiré par places et recomposé — et non plus la recherche du troisième terme d’une dialectique maître/esclave, sublime/grotesque, papillons du chou/étoiles. La page est une île, l’île a un nom, elle en a trois. Elle a pu en avoir deux : à lire “Liechtenstein”, on saisit enfin comment Césaire, en visite avec son ami Petar Guberina à l’île de Martinska en Croatie, a pu sentir monter en lui “l’immobile verrition” de son poème à venir, Le cahier d’un retour au pays natal.
Sylvie Kandé
Ishion Hutchinson est né à Port Antonio, en Jamaïque. Il est l’auteur de Far District (2010) et de House of Lords And Commons (2013). Il a reçu de nombreux prix, notamment le National Book Critics Circle Award for Poetry, le Guggenheim Fellowship, le Brodsky Memorial Fellowship in Literature, le Whiting Award, le PEN/Joyce Osterweil Award, le Windham-Campbell Prize for Poetry en 2019 et la médaille d’or de l’American Academy of Arts and Letters. Il enseigne la poésie à Cornell University et collabore en tant qu’éditeur associé à la revue Tongue: a Journal of Writing and Art.
1 Roberto Fernández Retamar, “Caliban: Notes Towards a Discussion of Culture in Our America”, p.14. The Massachusetts Review 15, 1/2 (Winter-Spring 1974): 7-72
2 Marielle Macé, Façons de lire, manières d’être, pp.18-19, nrf essais, Gallimard, 2011
3 Edward Kamau Brathwaite, Islands, p.79. Oxford U. Press, 1969
4Éric Doumer, “Caliban Playing Pan: A Note on the Metamorphoses of Caliban in Edward Kamau Brathwaite’s “Caliban” Caliban. French Journal of English Studies 52 (2014): 239-250
5 George Lamming, The Pleasures of Exile, p.110. Allison & Busby, 1984
6 Olive Senior, “The Knot Garden” [Lire]