Prendre, reprendre, se reprendre, se voir repris même (c’est-à-dire sermonné, corrigé)… ces mots de la capture éclairent aussi l’expérience de la parole. Et les prises et reprises de la parole engagent autant de façons de faire, de gestes et de techniques qui font de cette parole un quasi-objet, mis en circulation dans l’espace commun et susceptible de passer de main en main, ou de tomber en route.

Un peu partout dans le monde à l’occasion du « mouvement des places », on a par exemple constaté que, lorsque l’amplification était interdite et les sonos confisquées, il valait la peine de retrouver la technique déjà éprouvée du « microphone humain » (the human microphone, mieux : the people’s microphone, qui avait notamment fait ses preuves lors des mobilisations anti-nucléaires et pendant les manifestations de Seattle en 1999). Vous connaissez ce dispositif : une personne parle et ce qu’elle dit est répété, phrase par phrase, ligne après ligne par des petits groupes qui, tour à tour, reprennent (reproduisent, restituent) la parole initiale, afin de la conduire d’un bout à l’autre d’une assemblée.

La destination de la parole y repose non pas sur le passage d’un micro ou d’un mégaphone, mais sur une suite de relais. C’est une technique sans technologie, qui se confie aux corps parlants mis en présence. Elle pose avant tout à la voix la question de sa portée : amplification, circulation, transmission, communication, devenir-public et devenir-commun, presque anonyme. C’est un dispositif collectif donc, mais qui donne force à la voix d’une seule personne, qui n’aura pas forcément eu besoin de hausser le ton ou de crier pour se faire entendre. Un dispositif qui ralentit et assure une clarté, une intelligibilité, la possibilité d’un développement. Un dispositif qui éloigne du slogan. Afin qu’il soit possible de parler « haut » sans haut-parleur, de parler loin sans fil ni micro, mais par une chaîne vibrante de camarades, d’alliés qui propagent la parole comme une vague ; une vague qui s’avance puis retombe, ranimée par la ligne suivante, puis la suivante, pour parvenir à l’autre bout de la place. C’est aussi, peut-être surtout, une technique de protestation, qui a d’emblée été associée à l’occupation — elle a d’ailleurs aussi été utilisée dans les mouvements Occupy pour interrompre un discours amplifié (discours officiel, discours autorisé ou discours éprouvé comme dominant) et parler au-dessus des enceintes.

Dans sa dynamique de relai et de relance, le microphone humain n’est ni une parole éparpillée ni une parole disloquée (délocalisée, sans lieu), mais une parole confiée, mise à l’abri et remise en route par une chaîne d’oreilles et de bouches, qui se font suite sans désordre, avec application. Cela relève autant d’un « déposer » que d’un « exposer ». La parole d’un seul se trouve recueillie et réanimée par la voix de tous, de même que la vie de chacun d’entre nous est déposée dans « un réseau social de mains »1. Déposée en effet, mise en dépôt et à couvert, remise à une infinité d’autres voix qui voudront bien recevoir celle-ci, pour que quelque chose d’une vulnérabilité soit pris en charge.

— J’ai réfléchi il y a quelque temps au pronom « nous », à ce qui peut en faire un pronom de l’élargissement des liens et non de l’identification ou de l’appartenance2. Un pronom qui ne nous demande pas qui nous sommes, comme qui nous sommes, et combien, mais avec qui nous sommes d’accord pour maintenir des liens réels. Et j’ai l’impression que le microphone humain donne corps à cette logique attachante du « nous », offrant un corps plus vaste, et innombrable, à la voix qui s’élance et ne s’élance pas pour dire « je », mais pour dire tout ce que nous pourrons faire si nous nous nouons.

Masque de théâtre en terre cuite provenant de l'agora de Mégara Hyblaea (fin VIe s. —
début Ve s. av. J.C.). Musée Archéologique Régional Paolo Orsi de Syracuse.

Une autre technique, ou plutôt un autre objet me vient à l’esprit, bien plus ancien celui-là : le « prosopon » grec ou la persona latine, c’est-à-dire le masque de théâtre, qui a donné son nom à l’idée même de « personne » (dans la grammaire comme dans la philosophie de la subjectivité3). Lui aussi posait à la voix la question de sa portée. Car le masque était également une sorte de porte-voix : l’ancêtre du microphone ou du mégaphone, dans des théâtres souvent immenses et en plein air. Cela m’a toujours frappée (et déçue) que l’on ne voie dans ce dispositif (et donc dans la notion même de « personne ») qu’une histoire de regard, d’apparition sur la scène (scène théâtrale, scène sociale), de composition d’un rôle, de conquête de visibilité — et, plus souvent encore, de dissimulation, ou de simulacre — alors qu’il s’agissait aussi d’un moyen d’amplification sonore, d’une promesse de faire entendre clairement un texte écrit, et d’être entendu.

L’histoire des techniques acoustiques a continué de poser ces questions, ajoutant à l’affaire de la prise de parole celle, pour ainsi dire symétrique, de la  « prise de son », ce geste de captation, de capture et de fixation, puisque dès son invention la fonction du « microphone » a été à la fois celle de l’amplification et celle de l’enregistrement, pour restitution. Peut-être est-il toujours question de cela dans la parole : de l’espoir que la voix (si faible soit-elle) porte et dure, se fasse entendre et se maintienne, et se maintienne même égale, exacte, inchangée, en traversant différents milieux.

On dit souvent qu’il faudrait « donner la parole » à ceux et celles qui ne la détiendraient pas, aux gens dont on n’entend pas suffisamment la voix ; on croit pouvoir la donner effectivement, comme on ferait l’aumône de ce dont on est riche, en tendant momentanément le micro ou l’oreille, à la manière dont on tendrait sa petite pièce. Mais si on pense qu’il y a à « donner » la parole, c’est déjà trop tard, c’est déjà raté. Car la parole ne se donne pas, elle se constate : elle s’élève de là où elle a pu être prise, comme elle peut ; elle ne vous attend pas, elle se prouve déjà ; il ne s’agit pas de la « donner » mais d’aller l’entendre, parole qui est là, parole qu’il y a et qu’il faut accueillir, écouter.

Si la parole reste effectivement un « don », c’est peut-être dans un sens très différent : quelque chose que l’on donne, que l’on apporte, que l’on dépose entre nous, que l’on met dans le monde comme on y met son corps, ses décisions, ses gestes. Pas pour en revenir au « don de parole » comme à un privilège que les hommes auraient reçu de quelque Dieu, donc. Mais pour dire que l’on donne effectivement quelque chose quand on parle, que l’on reçoit quelque chose quand il est parlé, donnant donnant.

(Souvent, j’ai éprouvé beaucoup de gêne, ou de colère, dans ces moments publics où, sur scène, on réserve un temps de parole à des exilés lorsqu’il est question d’eux, lorsque d’autres (d’une autre couleur la plupart du temps) parlent d’eux. Il s’agit toujours d’un temps de « témoignage », d’un moment dédié génériquement au témoignage, jamais de l’attente d’une pensée apparemment. On fait comparaître des témoins, on s’attend à des récits dont on pense d’ailleurs connaître en gros les séquences, les coordonnées. On ne s’attend pas à ce qu’il soit question d’autre chose que de la traversée, du parcours de l’exil. En sorte que la parole est refusée au moment même où elle est accordée. On s’interdit de l’interrompre d’ailleurs, de réagir ; on laisse parler, on laisse filer la parole, on n’interrompt pas (même, par exemple, quand on n’entend pas bien ou qu’on ne comprend pas ce qui est dit) ; on croit avoir affaire à des récits interchangeables. Si l’on n’interrompt pas une parole, c’est que l’on considère au fond qu’elle n’apprend rien ; on n’interrompt pas celui que l’on ne tient pas vraiment pour un interlocuteur ; on fait parler, mais aucun espace d’échange ne se constitue, il se creuse simplement des poches de sidération.)

« On a pris la parole comme on avait pris la Bastille », analysait Michel de Certeau4 dès le mois de juin 1968 à propos des « événements de mai ». L’auteur de La Fable mystique, professeur, historien scrupuleux, jésuite, que rien ne destinait apparemment à se sentir « accordé » à la jeunesse de 68, insistait sur la valeur de cette révolution-là, sur cette apparition d’un besoin de langage qui avait tout de suite porté sur la vie vécue. Il ne s’intéressait pas tellement à la parole militante, forte et assurée, des porte-parole. Il n’entendait pas accompagner une parole de contre-pouvoir, de pouvoir alternatif, d’injonction. Pas non plus une parole d’identification (le mouvement revendicatif d’un se dire, sortir de l’anonymat, conquérir une visibilité, compter). Non, cette prise de la parole était quelque chose de plus simple, quelque chose de politique autrement. Pas une affaire de reconnaissance, mais une affaire de vitalité : l’avènement, de la part de tel ou telle, de chacun, de quiconque, d’une parole vivante sur soi, sur son expérience du monde, sur la vie que l’on a et la vie qu’on voudrait avoir. Une parole « farouche », « irrépressible », fragile, confuse, surprenante. Une parole qui rompt avec le bruit étouffé des solitudes.

Il soulignait aussi la rapidité avec laquelle cette parole avait été reprise, confisquée, découragée ou étouffée : reprise par les partis et les syndicats par exemple, recouverte par la masse des écrits vite accumulés. — Ce fut le cas pour mai 1968, mais ce fut aussi le cas pour le mouvement des Gilets Jaunes, et c’est le cas à chaque fois que la libération de la parole des femmes fait l’objet, périodiquement, d’une «  reprise en main ».

Mais Certeau a souhaité affirmer ce que cette « prise » avait pourtant d’« imprenable », rappeler la joie qu’il y aura eu à parler, à être une parleuse, un parleur. Cette joie-là est inoubliable ; après elle, « ce ne sera plus vivre que de vivre en aliénant sa parole ». Oui, le mouvement qui fait que quelqu’un s’est avancé dans la parole, avec sa voix, avec son corps et avec ce qu’il ou elle a à dire, pour tenter de le déposer aux mains d’autrui et de le faire vivre dans l’espace public, ce mouvement-là ne saurait lui être repris.

Ici, la parole est presque l’équivalent du fait de vivre, d’être un vivant (je dirais « un respirant »), et pas un consommateur ou une existence gelée. C’est une parole pour « être vivant et le savoir » (on peut en effet le dire avec ces mots d’Alain Cavalier, qui a donné, à un tout autre propos, ce titre à l’un de ses films les plus émouvants.)

Je me souviens d’une visite (ma seule et unique visite, mais quel souvenir) au Musée d’art contemporain de Montréal, en 2010. J’étais arrivée la veille. Il faisait encore froid, l’eau du port était gelée et quelques embarcations restaient prises dans la glace, mais la grande fonte des neiges qui recouvrent la ville tout au long de l’hiver avait commencé, et faisait couler une eau un peu sale en rigoles dans les rues qui dévalent le Mont Royal.

Je suis arrivée tôt, dans un musée vide (c’était le jour de Pâques) après avoir découvert sans passion « la ville sous terre ». Une double exposition de Sophie Calle était programmée : Pour la dernière et pour la première fois5. J’ai commencé ma visite par la série intitulée La dernière image. Sophie Calle était allée à Istanbul, elle y avait rencontré des aveugles qui, pour la plupart, avaient subitement perdu la vue, et leur avait demandé de lui décrire ce qu’ils avaient vu pour la dernière fois. Et c’est un cortège de portraits et de souvenirs qui était donc présenté, chacun accompagné d’un texte : la description que faisait de sa « dernière image » celle ou celui que l’on voyait devant nous, mais qui ne voyait plus.

Sophie Calle, Série La dernière image, 2010.
Aveugle au fusil, photographies couleurs, textes photo-composés © ADAGP, Paris 2023

Puis je me suis rendue compte que je n’étais plus seule, et que quelqu’un parlait, à voix haute, à l’autre bout de la salle. Ne chuchotait pas, ne haussait pas non plus le ton, mais parlait distinctement, comme on s’adresse à d’autres pour en être entendu. C’était un homme noir, en costume sombre : le gardien (l’un des gardiens) du musée. Il se plaçait devant chaque photographie, lui faisait face un moment, puis lisait le texte. Ses mouvements étaient sobres et recueillis, presque rituels ; il passait d’image en image, dans l’ordre, honorant chaque installation, prononçant lentement chaque description.

La théorie de l’art, qui a tout prévu, appellerait peut-être ça une activation, une réactivation, un reenactment. Mais c’était tellement mieux ! Ce n’était pas préparé, ce gardien se croyait seul, du moins au début, et il ne s’est pas arrêté quand on s’est souri. Ce n’était ni privé ni public, ni caché, ni mis en scène. C’était pour soi, mais à voix haute et dans tout l’espace, comme offert à une assemblée invisible, et amicale.

Ce gardien regardait et gardait bien plus que des œuvres : il gardait des secrets, des trésors, le secret de ces dernières images et peut-être bien davantage (et je repense au spectacle que Mohamed El Khatib et Valérie Mréjen ont consacré à ce métier-là, Gardien party).

Car tout se passait comme si, prononçant les mots des autres, parlant leur parole, ajustant la finesse de son regard à leur cécité, tout se passait comme si cet homme-là vérifiait son humanité — et, au passage, moi la mienne. Il s’agit peut-être exactement de ça dans la parole : entre-vérifier notre humanité, la prendre en charge, en éprouver chacun sa part, y participer, et en reprendre la décision à chaque fois que l’on prend la parole.

Marielle Macé

1 Judith Butler, Ce qui fait une vie. Essai sur la violence, la guerre et le deuil, Bruxelles, 2010.
2 Marielle Macé, Nos cabanes, Lagrasse, Verdier, 2019.
3 Françoise Frontisi-Ducroux, Du masque au visage. Aspects de l’identité en Grèce ancienne, Paris, Flammarion, 1995.
4 Michel de Certeau, « La prise de parole » (1968), dans La Prise de parole, et autres écrits politiques, éd. établie et présentée par Luce Giard, Paris, Le Seuil, 1994.
5 Exposition du 5 février 2015 au 10 mai 2015, Musée d’art contemporain, Montréal, Canada.