Voici le premier volet de ma série PhotoBombe à l’occasion de laquelle nous abordons le trope de l’intrusion et de la distraction photographiques dans le travail de plusieurs photographes contemporains.

Nous sommes ici en Pologne, en la compagnie d’Agnieszka Sejud, une artiste plasticienne dont la pratique de la fragmentation, de la superposition et du collage est à l’origine d’une extravagance psychédélique à la fois enthousiasmante et déconcertante. C’est également une militante qui rend compte du paysage politique de la Pologne d’aujourd’hui. Lorsque j’ai compulsé ses impressionnantes archives, deux images ont attiré mon attention, car observées ensemble, on pourrait les décrire comme une sorte de guerre contre l’avortement par photobombage d’affiches interposées.

La première photographie a été prise le 26 octobre 2020 à Wrocław, devant la cathédrale Saint-Jean-Baptiste. Elle montre des femmes brandissant une pancarte sur laquelle est écrit strajk kobiet (« femmes en grève »). Ces manifestantes se positionnent devant des militants de droite pro-vie, opposés à l’interruption de grossesse et défenseurs des valeurs chrétiennes traditionnelles, afin de dissimuler et de protester contre que le message que relaient ces derniers, également communiqué par des affiches, plus petites, représentant des fœtus sanguinolents et condamnant l’avortement, ce « meurtre diabolique ».

<i>26.10.2020 Wrocław, Pologne</i>. Photo Agnieszka Sejud
26.10.2020 Wrocław, Pologne. Photo Agnieszka Sejud

Comme l’explique Sejud :

« Ces affiches, signées stopaborcji.pl, appartiennent à la fondation Pro ‒ Prawo do Zycia (“Pro ‒ droit à la vie”), qui est à l’origine de quatre initiatives législatives infructueuses visant à interdire l’interruption volontaire de grossesse en Pologne. Cette même fondation orchestre aussi des campagnes de désinformation, organise des expositions de photographies de fœtus avortés ou morts après une fausse couche, et fait campagne contre la communauté LGBT, affirmant que l’homosexualité est apparentée à la pédophilie. Ils proposent à leurs militants des formations où l’on ne parle que d’enfants à naître, de meurtres d’enfants, faisant semblant d’ignorer la science et le fait que l’avortement est aussi une démarche médicale. Il est intéressant de constater qu’ils se soucient davantage de prendre la défense de la “vie à naître” que d’aider ceux qui vivent déjà et qui ont un réel besoin d’aide. Cette année-ci, cette fondation organisera une fois de plus une collecte de signatures au titre du projet de loi civique, pour exiger une modification de la définition légale du terme “enfant” qui devrait être considéré comme un être humain dès le moment de la conception. »

La deuxième photographie a été prise le 7 mars 2021 sur la place du marché de Wroclaw, où chaque année des femmes de la région manifestent à l’occasion de la Journée internationale de la femme. Elle figure une autre perturbation, mais cette fois-ci, les rôles sont inversés. La marche devait cette année attirer l’attention sur le travail invisible et souvent non rémunéré des femmes. Le début de la manifestation a été perturbé par une brève incursion de militants « anti-choix » représentant l’organisation nationale de la jeunesse catholique Młodzież Wszechpolska (« Jeunesse de toute la Pologne ») (la vidéo est visible ici). De façon intéressante, ces derniers ont utilisé sur leurs banderoles des slogans analogues à ceux de leurs antagonistes, les militantes « pro-choix », mais en ont inversé le sens en figurant des fœtus prononcer les phrases des manifestantes. Des slogans féministes, comme « Mon corps, mon choix », « J’exige l’émancipation tout autant que vous » et « Je veux être féministe moi aussi » étaient écrits comme dans des bulles des bandes dessinées sortant de la bouche de fœtus dessinés à main levée. Manifestement conscients du pouvoir visuel de la photographie et de sa force en tant que document de propagande, les contre-manifestants ont photobombé les panneaux des militantes féministes et leurs slogans « Je ne suis pas sortie de ta côte, tu es sorti de mon ventre ‒ Eve » ou « L’égalité, pas des fleurs », et ont posé devant l’appareil photo de Sejud pour exhiber leurs slogans réactionnaires, avant de s’éclipser.

<i>07.03.2021, la place du marché de Wroclaw, Pologne</i>. Photo Agnieszka Sejud
07.03.2021, la place du marché de Wroclaw, Pologne. Photo Agnieszka Sejud

Sejud explique :

« En Pologne, l’interruption volontaire de grossesse était autorisée jusqu’en 1993. À cette époque, 80 000 à 140 000 avortements étaient réalisés chaque année. Le droit à l’avortement a été par la suite très strictement encadré et autorisé seulement dans trois cas : 1. la grossesse représente une menace pour la vie ou la santé de la femme enceinte ; 2. les examens prénataux ou d’autres indications médicales permettre de conclure à une forte probabilité de déficience grave et irréversible du fœtus ou à une maladie incurable mettant en danger la vie de la femme enceinte ; 3. en cas de présomption légitime de grossesse résultant d’un acte délictueux. Cette occurrence doit être en l’espèce confirmée par le procureur. Le 22 octobre 2020, dans une décision très politique, le Tribunal constitutionnel a invalidé le droit à l’avortement en cas de risque de malformations du fœtus, au motif qu’il est contraire à la Constitution polonaise. Cette décision s’analyse en interdiction quasi totale de l’avortement, puisque ces dernières années, il n’a été procédé annuellement qu’à un millier d’interruptions légales de grossesse, environ 95 % d’entre elles étant justifiées par des malformations fœtales. L’arrêt politiquement conservateur du Tribunal constitutionnel a déclenché des protestations massives, sous forme de barrages routiers et d’imposantes manifestations, à pied ou à vélo, devant des églises et le siège du parti Prawo i Sprawiedliwość (Droit et Justice). »

Federica Chiocchetti/Photocaptionist
Traduction de l’anglais : Christian-Martin Diebold