Si Stéphane Calais attache une grande importance au dessin manuel – tout se décide pour lui, tout commence avec le dessin – sa reproductibilité technique, aujourd’hui numérique, n’a jamais été vécue par l’artiste comme un danger existentiel pour sa propre pratique. Car le numérique aussi, avec la transcription graphique qu’il autorise, reste une forme d’artisanat que les morceaux dessinés sur papier ne cessent pas de questionner, d’ausculter en retour. Les potentiels d’expression d’une forme tracée s’en trouvent démultipliés, tandis que, par extension, c’est tout notre environnement visuel qui devient, avec quelques fleurs, l’espace d’une vaste expérimentation de ses formats, de ses supports, de ses matières.
— Dork Zabunyan
Ce sont des désirs multiples qui offrent un résultat simple, un dessin de fleur ; en noir et blanc. Percevoir, choisir, retranscrire, accepter. Il y a une part de quelque chose, le végétal, sur un morceau de papier, une feuille le plus fréquemment standard, issue de fabrication industrielle. C’est une fraction du monde que l’on désire partager sans doute, un morceau choisi peut-être, c’est une section. Une fraction.
Il y a peu finalement d’analyse du dessin, du trait et de l’impact de celui-ci sur l’espace. Bien sûr Les enseignements de la Peinture du Jardin grand comme un grain de moutarde1 et surtout Les propos sur la peinture du moine Citrouille-Amère2 parlent d’espace et de trait, de définition du monde et de son rendu. Wassily Kandinsky3 a été également l’un des plus grands pédagogues de la relation des marques dans l’espace plan du papier ou de la toile.
Par chance j’ai lu Kandinsky bien avant les grands Chinois et finalement ce que l’expérience m’avait appris, je l’ai trouvé confirmé en les lisant. Car les préceptes de la peinture chinoise sont si clairs que je n’aurais pas eu le bonheur de me perdre durant des années dans les méandres de la retranscription graphique…
Comme j’ai pu le répéter ailleurs, le dessin est le point de départ de la plupart des éléments qui nous entourent : architectures, urbanismes, objets, plans divers, vêtements etc… Tout a toujours été décidé, dessiné au préalable. Ce que nous devons gérer ce sont les diverses traductions de ce dessin, son déploiement au mieux dans des espaces qui se sont multipliés. Ainsi le passage du dessin au numérique est-elle une question et de point et de trait. De pixel et de vecteur. Il faut donc accepter le changement et le faire sien. Que la perte soit minime ou plutôt réduite. Bien sûr il n’y aura pas la qualité intrinsèque du dessin, sa nature versatile et outrageusement simple voire simpliste, mais une intention retranscrite, redoublée de facteurs divers, hardware, software. Puis de communication.
Naturellement une grande part du dessin technique ou du dessin commercial, d’entertainment ou non, s’est déployée avec joie dans le numérique, gagnant en temps et en efficacité, mais qui pour ce faire accepte les outils précréés. La diversité des techniques de dessins existe car il y a diverses approches, divers point de vues à adopter. Tout comme les instruments de musiques ayant pris forme par de longs cheminements empiriques, les diverses techniques de retranscription par le trait ou la couleur sont assez essentielles en plus d’être souvent très simples. Ce qui va bien entendu changer c’est l’interprétation et la façon, la manière de transcrire. La manière.
La question soulevée ici modestement est donc la retranscription graphique d’une fraction du monde, une fleur en noir et blanc. Nous passons le dessin d’observation au scanner ; en agrandissant nous voyons les points, les pixels. La manière de garder au mieux la forme de notre dessin est donc de le traduire, le retranscrire en vecteur. L’intérêt ici est multiple : garder la trace d’un dessin léger, rapide, le documenter mais aussi le transformer en outil. La vectorisation permet une fluidité numérique. Le dessin n’a plus d’échelle particulière si ce n’est celle du modèle. Sans échelle il peut donc se placer à différentes tailles tout en gardant au mieux sa nature. Ainsi est-il possible d’en faire directement un film pour la sérigraphie et/ou l’imprimer sur quasiment n’importe quel support à n’importe quel format.
Son déplacement ensuite dans les réseaux est donc tout aussi fluide, il se comporte quasiment comme un motif, pouvant ainsi souffrir tous les supports, toutes les tailles. Ce qui va compter est donc son interaction sans frein avec le receveur, spectateur, mettant en place un rapport au plus près de l’intention de l’émetteur. Et s’il y a perte par traduction, celle-ci est travaillée en conséquence. Reste finalement ces quelques traits, outils, motifs, objets et souvenirs d’un moment au jardin.
Stéphane Calais
Notes bibliographiques
1 Kiai tseu yuan houa tchouan ou Les Enseignements de la Peinture du Jardin grand comme un Grain de Moutarde, Encyclopédie de la peinture chinoise, Raphaël Petrucci (Traduction française), édition française originale Henri Laurens (1918), réédition en fac similé Librairie You Feng, (2004).
Il est ici important de comprendre les pierres, les racines des nuages, la qualité de leurs rides ou la nature des pins. L’histoire et la manière de chaque élément du tableau, du dessin ou de la peinture sont abordés de façon unique et de façon technique afin de pouvoir composer un grand ensemble. C’est surtout un mode d’emploi total de l’espace et du paysage. À suivre et à ne pas suivre comme il se doit.
2 Shitao, Les propos sur la peinture du moine Citrouille-Amère, commentaires et traduction de Pierre Ryckmans Editions du patrimoine – CMN Plon, 2007.
Je l’ai lu quand j’avais une vingtaine d’années, dans une autre édition. Pierre Ryckmans a continué son œuvre et cette dernière version contient plus de commentaires. Je dois avouer que je n’ai pas tout savouré à l’époque. C’est une œuvre intense, belle et infiniment riche. Un livre qui parle davantage au praticien mûr que je suis maintenant, et si : « une simple flaque confère le sentiment de l’instantané » (p. 135), « Il faut, dans une âpreté frustre, rechercher une image fragmentaire (…) » (p. 97)
3 Wassily Kandinsky, Point-Ligne-Plan, Suzanne Leppien (Traduction), Jean Leppien (Traduction), Gallimard, 1991.
Sans doute l’ouvrage qui m’a le plus influencé plastiquement. Un livre de référence qui tente d’évaluer ce qui l’est peu, les actions des signes dans un espace bidimensionnel. On peut y lire aussi cette volonté technique et quasi scientifique qui semble héritière du XIXe siècle, une vraie modernité échouée sur les plages de la spiritualité.