La scène, comme on dit, se déroule à Tokyo. En juin 1985, mais j’en conserve un souvenir très net. Il s’agit d’un voyage où avec deux compagnons nous étions censés nouer des contacts avec la scène théâtrale japonaise. Mais ce voyage avait été plutôt mal préparé et l’on ne nous avait guère arrangé que des rendez-vous avec des lieux institutionnels représentant la grande tradition et qui n’envisageaient aucune sorte de collaboration, sinon peut-être des propositions de tournées que nous n’étions pas en mesure de leur proposer. Je ne garde un bon souvenir, un peu vague toutefois après tant d’années, que du spectacle de Bunraku que nous vîmes à Osaka. Mais ce que je veux raconter s’est passé dans une sorte de petit salon à l‘arrière du Théâtre national de No de Shibuya-Ku où le maître (il devait s’agir je pense du huitème représentant de la dynastie d’acteurs Tetsunojo Kanze) nous avait reçus autour d’un thé brûlant.

De ses propos je ne me souviens pas, je sais seulement que ce fut courtois et formel, assez bref aussi. Mais tandis qu’il parlait ou qu’on nous traduisait ses propos, je fus distrait par un spectacle qui de déroulait dehors, dans la rue : un ouvrier grimpé à un poteau électrique et portant des chaussures munies de semelles à crochets se livrait à une sorte de ballet aérien ralenti et entre sa silhouette que je voyais en contreplongée, le complexe enchevêtrement de fils, de transformateurs et de tendeurs où il s’affairait et le ciel, il devenait pour moi comme une sorte d’idéogramme vivant et plus je tournais mon regard vers lui, plus mon attention envers les propos du maître se relâchait. C’était l’ouvrier qui était le récitant muet du Japon, et non le grand acteur. Je sais bien qu’il y a quelque chose de l’esprit zen dans cette anecdote, mais ce que j’en retiens, c’est le pouvoir de la distraction, c’est le palier d’attention qu’elle m’avait fait atteindre.



Jean-Christophe Bailly