En 1955, Jean Dubuffet offre une statue mélanésienne à Jean Paulhan. Ce dernier remarque que ses yeux et son front de dos sont curieusement moins féroces que ceux de face, comme si d'avoir aussi des yeux dans le dos n'avait rien de curieux1. Il ajoute qu'ils ont beau être de dos, cela ne les empêche pas, au contraire, d'être encore plus attentifs. Quelques mois plus tard, il écrit de nouveau à Dubuffet au sujet de sa statue, s'inquiétant de savoir s'il n'avait rien remarqué chez elle de particulier. Il lui fait part de ses remords : « Comme je craignais un peu pour moi son regard, ou plutôt ses deux regards (elle a deux figures) je les avais très précisément dirigés (tous deux à l'aide d'une glace) vers un personnage qui venait de se conduire à mon égard très méchamment : peu de jours après le personnage tombait malade, il vient de mourir »2. Exposée sur sa cheminée, la statue aurait retrouvé sa fonction primitive, là où un musée, par des dispositifs scéniques sophistiqués, parviendrait non sans mal à désamorcer la magie noire que ces objets recèlent. 

Jean Dubuffet ; Jean Paulhan Bien que Paulhan trouve ses pouvoirs fort dangereux, sa curiosité passe outre ses inquiétudes, comme ses remords ; il se promet aussitôt de réitérer l'expérience à la première occasion. Ainsi, en plus de celui placé derrière sa statue, il ajoutera un miroir sur le mur d'en face, afin de multiplier ses yeux jusqu'à en obtenir sept ou huit paires, qui couvriront de leur envoûtement tout l’espace de son salon. Dubuffet lui assurera en réponse qu'il avait bien évidemment pris la précaution de faire décharger la poupée par un spécialiste avant de la lui offrir, mais qu'elle s'était sans doute, entretemps, à nouveau « aigrie »3.


Damien Guggenheim •

1 Lettre du jeudi 1er septembre 1955 in. Dubuffet / Paulhan, Correspondance, 1944-1968, p. 688, les Cahiers de la NRF, Paris, Gallimard, 2003.
2 Lettre du jeudi 5 avril 1956, op.cit., p. 715.
3 Lettre du dimanche 8 avril 1956, op.cit., p. 716