Comment photographier nos fantômes, nos chimères ? Et comment photographier ce qui du passé est révolu mais rivé au présent ? Ces questions, en filigrane dans le poème Liechtenstein d’Ishion Hutchinson, traversent toute l’œuvre de Sammy Baloji. Pour restituer une histoire entrelacée, celle d’un Kongo visité, admiré, celle d’un Congo dominé et aujourd’hui autant convoité que laissé pour compte, Sammy Baloji a d’abord voulu remettre en cause les grands récits qui occultent le grain du vécu. Prenant alors la temporalité à rebours, le photographe et vidéaste élabore des stratégies successives qui donnent à son esthétique singulière la qualité plurielle de l’entrelacs.

Sammy Baloji, Sans titre #28, série Mémoire, 2006.
Reproduction avec l'aimable autorisation de l'artiste © Sammy Baloji



Une première stratégie lui a permis de mettre en évidence les paysages mortifères du Katanga post-industriel. Cette région du Congo riche en cuivre, cobalt, uranium et eau, exploitée à partir de 1906 par l’Union minière belge du Haut-Katanga qui tenait son monopole de Léopold II, fut mise à sac par le gouvernment de Mobutu : celui-ci plaça les mines sous contrôle de Gécamines, une société nationale génératrice d’emplois mais bientôt en faillite. La série « The Beautiful Time / La belle époque », présentée par Sammy Baloji au Museum for African Art de New York en 2012, fait le bilan de cette histoire ambiguë : « …quoiqu’exploités, note Bogumil Jewsiewicki, les ouvriers étaient fiers de la société urbaine moderne qu’ils avaient bâtie »1. Aux mythes d’une forêt équatoriale immensément verte, de la tabula rasa offerte à l’audacieuse compétence du conquérant, et même de l’« Indépendance cha cha », Sammy Baloji oppose donc ses portraits de lieux, placés sous le signe de la ruine et de la rouille. De ces photos tout romantisme est exclu puisque personne, littéralement, n’y figure pour dénoter une émotion qui serait commune à l’âme et au site.

Cette recherche sur un vide de tout évidence man-made, qui a d’ailleurs valu à Sammy Baloji le titre de « photographe de l’absence »2, pose tout crûment la question du sort des disparus — aujourd’hui remplacés, on le sait, par d’éphémères creuseurs et des ingénieurs géologues au chômage3.


Sammy Baloji Sans titre #17, série Mémoire 2006. Reproduction avec l'aimable autorisation de l'artiste © Sammy Baloji



Sammy Baloji apporte des éléments de réponse, notamment dans la série « Mémoire » (2004–2006) en recourant à la technique du montage. Car aux décombres des chantiers, carcasses d’usines et galeries de mines documentées par ses soins, il superpose ici et là des photos d’archives représentant des individus ou des groupes qui ont eu partie liée avec cette modernité dévorante. Munis d’objets-symboles (entraves de fer au cou, chapeau enrubanné, lunettes fumées, chéchia, nyombolo, ce pesant marteau-piqueur, etc.), ces figures de la servitude ou de l’autorité révèlent un prisme de rapports de force dans le cadre de la mine coloniale. Comme éclairés à l’oblique par un rayon blanc lunaire, ces revenants d’un au-delà aussi binaire que leur passé, sont contourés, intentionnellement détachés de l’arrière-plan de l’image — le présent dystopique et sa palette ocre, marron et vert-de-gris — tout en le peuplant comme une hantise. La série « Congo Far West » (2010–2011), elle, se fonde sur le principe du diptyque. Aux photos prises par l’explorateur belge Charles Lemaire en mission au Katanga sur ordre de l’État indépendant du Congo (1898-1900) sont juxtaposées celles que Sammy Baloji compose pour qu’elles leur correspondent topographiquement ou socialement. Les micro-récits ainsi créés révèlent l’imbrication des temporalités et de leurs régimes de violence4. Somme toute, dans les photomontages, l’histoire et le présent s’interpellent mais l’humanité demeure figée dans un silence d’éternité ; et dans les diptyques, les dialogues subtilement ébauchés entre signes visuels et textuels achoppent à la charnière.

Sammy Baloji, série Congo Far West, 2010– 2011. Kiubo, 1898. Borne géodésique aux Chutes de Kiubo. Photographie de François Michel réalisée pendant l’expédition Lemaire au Katanga (1898 — 1900), actuelle République démocratique du Congo. Reproduction avec l'aimable autorisation de l'artiste © Sammy Baloji.


Sammy Baloji, Lupiri Lua Baluba, 2010. Série Congo Far West, 2010– 2011. Vestiges d'une borne géodésique, avec sur cette image : Mwenze Augustin, (petit-fils du Chef Mpanga) et Seya Faustin. Reproduit avec l'aimable autorisation de l'artiste © Sammy Baloji.



C’est en 2022, avec l’exposition au Palazzo Pitti de Florence consacrée à l’œuvre de Sammy Baloji que le tournant de l’artiste vers le tridimensionnel et la triangulation s’affirme. K(C)ongo: Fragments of Interlaced Dialogues. Subversive Classifications [C(K)ongo : Fragments de dialogues entrelacés. Classifications subversives] est une station privilégiée dans la recherche éponyme qu’il mène depuis 2017 et qu’une résidence à la Villa Medici en 2019 a enrichie. À l’origine de l’exposition italienne de Sammy Baloji, quatre olifants datés du XVe et XVIe siècles en provenance du royaume du Kongo, dont trois étaient conservés dans le « Tesoro dei Granduchi » au Palazzo Pitti et le quatrième fit l’objet d’un prêt du Museo della Civilta de Rome. Deux de ces olifants au moins appartenaient dès le XVIe siècle au cabinet de curiosités des Medici, probablement offerts par le roi (chrétien) du Kongo au Pape.

On doit à Ezio Bassani et William Fagg d’avoir défini dans les années 1960 un corpus de deux cents objets, les « ivoires afro-portugais » — salières, couverts, manches de dagues et olifants — réalisés par des sculpteurs de Sierra Leone, du Bénin et du Kongo sur commande des marchands portugais de passage. Cette production, qui débute au milieu du XVe siècle avec les premières expéditions maritimes le long de la côte africaine, prend fin au milieu du XVIIe avec l’intensification de la traite esclavagiste. Mais les ivoires continuent de circuler en Europe d’un cabinet de curiosité à l’autre, mis au service d’importantes fonctions diplomatiques et du goût de l’élite pour l’art et le luxe. Les cors d’apparat, sculptés dans une défense d’éléphant, représentent une section composite de ce corpus. Ceux d’Afrique de l’Ouest ou de l’Est abondent en motifs décoratifs européens, tels que scènes d’hallali, symboles chrétiens, licornes ou armoiries royales portugaises, probablement copiés de gravures sur bois ou suggérés de vive voix aux artistes par leurs patrons. Les olifanti, eux, objets de prestige qu’on accumulait localement, se distinguent par une abstraction plus grande dans la décoration qui emprunte au répertoire formel et conceptuel du lieu de production, l’Afrique centrale, par exemple5.

La matrice de l’exposition florentine de Sammy Baloji fut donc un olifant du Kongo listé dans un inventaire de 1553 et appartenant à Cosimo I de Medici. L’un des sept répertoriés au monde et l’un des premiers à entrer dans une collection européenne, cet objet présente l’embouchure latérale caractéristique des cors fabriqués pour une clientèle africaine, mais aussi un ergot pour lanière près de sa pointe, indice de sa destination à l’exportation. Sa surface est traitée avec une exquise maestria : six sections de gravures géométriques, dominées par la spirale, les chevrons entrecroisés et l’entrelacs angulaire, ouvrent des espaces supplémentaires, surdécorés selon un principe fractal ; les lignes cadencées de l’objet semblent le projeter au-delà des limites imposées par sa forme6.

La présence, l’enseignement, la tridimensionnalité de ces objets7 ont-ils incité Sammy Baloji à une semblable projection hors des surfaces planes, son medium de travail jusqu’alors privilégié ? « Quand j’ai commencé à travailler sur le XVe siècle, c’est devenu vraiment difficile d’utiliser la photo », confie-t-il en conversation à la Galerie Uffizi, expliquant en substance que ces objets majestueux se représentent déjà eux-mêmes. « Il s’agit pour moi, conclut-il, de trouver le moyen de créer une image à partir de ma relation avec l’objet ou même du sentiment qu’il génère » 8. Pour matérialiser l’émotion ressentie devant l’héritage kongo-portugais, il crée une installation qui restitue la relation horizontale, les dialogues entrelacés entre l’Europe et l’Afrique d’avant le XVIIe siècle. La didactique particulière du cabinet de curiosités, dépourvu d’intentions classificatoires de type ethnographique, lui inspire entre autres l’ensemble intitulé « Gnosis » où figurent des cartes d’époque et une lettre du souverain kongolais à son pair portugais. Il y adjoint des chefs-d’oeuvre congolais conservés au Museo di Antropologia e Etnologia de Florence, une statuette baluba d’une femme portant un pot, par exemple, subvertissant ainsi la distinction classique entre ethnographie, beaux-arts et art africain contemporain.

Cette accumulation sélectivement plurielle ne dessert pas l’unité de l’exposition qui repose sur l’entrelacs à angles droits observé sur l’olifant et magnifié par Sammy Baloji : il en fait la métaphore de ce sur quoi on a pu, à la Renaissance, ce sur quoi on peut encore, aujourd’hui, s’entendre — le Beau. Le motif de l’entrelacs angulaire, apparent sur les “velours” en raffia, eux aussi importés du Kongo ou de l’Angola, ainsi que sur les dos scarifiés des personnes et des statues, Sammy Baloji le fait reproduire sur un tapis, « The Crossing / La traversée », qui court sur sept pièces de l’Andito degli Angiolini au Palazzo Pitti. Le dispositif éveille des échos, notamment entre “Sociétés secrètes”, une série dans laquelle Sammy Baloji a reporté sur des plaques de cuivre les scarifications photographiées par un ethnographe9, et “Negative of Luxury Cloth/Négatif de tissu d’apparat”, sept plaques de bronze où sont décalqués les dessins formés par le tissage de ces velours.

En ce sens, la série la plus emblématique de la recherche d’un artiste qui renonce temporairement à la photographie pour construire un hors-champ partagé se compose de quinze tableaux en noir et blanc où le motif de l’entrelacs est repris, éclaté et repositionné en itérations rythmées, sur le principe derridien de la différance 10. Exposée au Palais des Beaux-Arts à Paris en 2021, cette série, qui évoque “Goods Trades Roots” et son métier à tisser, les velours congolais, mais aussi l’art optique de Vasarely, ou encore des circuits électroniques, entrelace mots et mondes.

Elle nous invite au saut de l’ange pour envisager le non-advenu : « Et si…? »


Sylvie Kandé



1 Bogumil Jewsiewicki, The Beautiful Time. Photography by Sammy Baloji. Museum for African Art, New York, 2010
2 Bogumil Jewsiewicki, « Photographe de l’absence. Sammy Baloji et les paysages industriels sinistrés de Lubumbashi », L’Homme 198-199 (2011): 89-103
3 Nicolas Niarchos, “The Dark Side of Congo’s Cobalt Rush”. New Yorker, 24 mai 2021 https://www.newyorker.com/magazine/2021/05/31/the-dark-side-of-congos-cobalt-rush
4 Sammy Baloji & Maarten Couttenier, “The Charles Lemaire Expedition Revisited: Sammy Baloji as a Portraitist pf Present Humans in Congo Far West” African Arts vol 47, 1 (Spring 2014): 66-81
5 Susan Vogel (dir.), Africa & the Renaissance: Art in Ivory. Ezio Bassani & William B. Fagg. The Center for African Art, 1988
6 Sammy Baloji in conversazione con Eike Schmidt e Lucrezia Cippitelli @ Gallerie Degli Uffizi
7 Trois olifants du même type ont été retenus pour l’exposition “Fragments of Interlaced Dialogues”.
8 Sammy Baloji, Eike Schmidt, Lucrezia Cippitelli, op. cit.
9 Ce projet, ébauché en 2016, a débouché sur une installation multi media présentée au Tate Modern, à Londres en 2022, “This is where, as you heard, the elephant danced the malinga. The place where they now grow flowers”, in. Osei Bonsu, African Art Now. 50 Pioneers Defining African Art for the Twenty-First Century. San Francisco: Chronicle Books, 2022, 38-43
10 Sammy Baloji, Eike Schmidt, Lucrezia Cippitelli, op. cit.