Attention : distraction en cours
sept. 21 – avril 22
éditos
Faut-il prendre cette image au sérieux ? Faut-il y voir autre chose qu’un jeu ? Tout juste sait-on que ce portrait multiple de Marcel Duchamp fut réalisé dans un studio photographique de Broadway selon un procédé bien connu de la photographie récréative et foraine du miroir à charnières. Henri-Pierre Roché, qui s’est fait tiré le portrait en même temps que son ami, témoigne : « C’est plutôt laid, mais l’idée est drôle. » Duchamp n’en dira rien et ne glissera pas le sien dans son œuvre, même pas dans la multipliante et multipliée Boîte en valise (1941). On pourrait pourtant, comme d’autres, se perdre en conjectures. En tirant tel fil avec telle œuvre ou tel autre avec telle note, on finirait sans doute par faire de cette photographie un principe de l’œuvre duchampien. Encore une fois, Duchamp nous invite à ne pas trancher. Adepte précoce du « en même temps », il nous incite à prendre cette multiphotographie au sérieux, justement parce qu’elle n’est rien d’autre qu’un jeu.
Étienne Hatt
La distraction a généralement mauvaise presse : elle correspond dans l’opinion commune à une expérience du temps perdu, et le moteur de cette distraction est généralement l’objet d’une culture présumée basse ou pauvre. On la confond avec un divertissement doublement coupable : elle empêcherait une perception attentive des choses et des êtres qui nous environnent, et elle nous aliénerait fatalement en nous détournant d’une culture supposée noble ou haute. Cette idée reçue reconduit une opposition entendue entre « distraction » et « attention », sans voir que la première relève d’un régime d’attention qui peut avoir une portée heuristique – de connaissance de soi, de savoir sur le monde – tout à fait considérable. Une attention peut en effet être distraite, ou incidente, ou périphérique, quand on regarde une image dans la rue, une peinture sur les cimaises d’un musée ou un écran d’ordinateur chez soi. Cette incidence nous conduit parfois à nous focaliser sur un détail en apparence insignifiant, qui aurait pu rester non-vu, mais qui nous met sur le chemin d’une compréhension qu’on ne soupçonnait pas, même si elle est encore balbutiante ou même embryonnaire. C’est tout un monde de sens qui s’ouvre alors à nous, en même temps que vacillent potentiellement les stéréotypes qui façonnaient nos manières de sentir ou de penser, dont la croyance bien ancrée dans les esprits d’une infériorité de l’observation vagabonde ou distraite sur une conscience attentive et focalisée.
Dork Zabunyan
Toute image, qu’elle relève du grand art ou de l’art populaire, réclame une contemplation rétinienne tout en faisant mentalement diversion en différentes directions ‒ elle entretient une relation oxymorique avec le concept de distraction. Douée d’une présence visuelle imposante, l’image s’efforce d’attirer notre attention et, par son magnétisme, de lutter contre la distraction, mais dès l’instant où elle y est parvenue en perçant notre regard et en pénétrant notre esprit, s’amorce alors une valse polysémique qui accueille la distraction, précisément, et la propage. Que se passe-t-il lorsque la distraction est l’un des objectifs d’une œuvre d’art ? C’est à un ouvrage presque tombé dans l’oubli, Beyond This Point (1929), dû à l’écrivain britannique Lance Sieveking et au photographe américain Francis Bruguière, que l’on pense lorsqu’on cherche un exemple de surcharge « scripto-visuelle »1 qui suppose et remet simultanément en question la « mentalité moderne, distraite »2. Des photographies assez extraordinaires, déconnectées du monde matériel, interrompent agressivement un texte stylistiquement hybride, si bien que le lecteur, au lieu de profiter d’un instant d’accalmie au sein d’une langue complexe, est mis aux prises avec les formes, se trouvant contraint de disséquer l’image et d’imaginer ce qui a disparu dans la phrase.
Federica Chiocchetti, alias Photocaptionist
2 Anne McCauley, in. More than One: Photographs in Sequence, 2008, pp. 46-65.
« Si vous regardez attentivement, vous verrez que certaines informations de cet incroyable champ sont quelque peu lumineuses. Et ce qui les illumine, c’est la quantité de travail mise en œuvre pour les supprimer. Lorsque quelqu’un essaie littéralement de mettre certaines informations dans une chambre forte et les entoure de gardes, il s’agit de mon point de vue d’un travail économique pour supprimer les informations du monde. Pourquoi tant de travail affecté à la suppression de ces informations ? Probablement — pas certainement, mais probablement — parce que l’organisation anticipe le fait que ces informations pourraient réduire le pouvoir de l’institution qui les détient, qu’elle pourraient produire du changement dans le monde, et l’organisation n’aime pas cette vision. Par conséquent, l’institution qui les détient se livre à un travail économique constant pour empêcher ce changement. Donc, si vous recherchez ce signal de suppression, vous pouvez trouver toutes ces informations et les considérer comme des informations à divulguer. Ce fut donc une révélation que de considérer le signal de la censure comme étant toujours une opportunité, de voir que lorsque des organisations ou des gouvernements de toutes sortes tentent de contenir la connaissance et de la supprimer, ils donnent en réalité l’information la plus importante : qu’il y a quelque chose qui vaut la peine d’être examiné pour voir si cela doit être révélé, et que la censure exprime non pas la force, mais la faiblesse. » 1
« Il aurait été possible de révéler un programme secret simplement en en décrivant l’existence, mais révéler un secret programmatique passait par en décrire le fonctionnement. » 2
« J’ai rencontré l’expression secret d’État plusieurs fois au cours de mon travail, et elle semble toujours être la dernière question que l’on puisse poser, et la dernière réponse que l’on obtiendra. La dernière question et la dernière réponse. La limite de la transparence. À force de parvenir à ce point encore et encore, j’ai voulu m’en approcher et peut-être le dépasser pour passer derrière. »3
Aude Launay
2Edward Snowden, Permanent Record, 3e partie, chapitre 22, 2019, Londres, Macmillan.
3Franz Wanner, conversation avec l’auteure, juillet 2018.
Cela fait plus d’un an et demi que nous avons entamé une nouvelle vie avec la pandémie de COVID-19 et, en France comme ailleurs, les gens éprouvent la manière dont elle a transformé les paysages sociaux, environnementaux, culturels et politiques. Au cours des diverses formes de confinement, la distraction au quotidien, que ce soit à travers les discussions vives concernant quels films regarder, quels livres lire, était réservée à celleux qui avaient le privilège de vivre le confinement dans une relative tranquillité. L’appel à « Restez chez vous » (#stayathome) a mis en lumière toutes les inégalités sociales existantes. La hausse des violences domestiques en France1 ainsi que dans de nombreux autres pays est devenue effrayante. De nombreuses personnes n’ont pu rester chez elles durant le confinement, car elles formaient une proportion importante des travailleur·euse·s « essentiel·le·s » : caissier·ère·s de supermarché, personnel de sécurité, personnel soignant dans les hôpitaux, employé·e·s des transports publics, facteur·trice·s, hommes et femmes de ménage, livreur·euse·s.
En avril dernier, Elísio Macamo écrivait : « Le COVID-19 nous rappelle cruellement que la crise, c’est nous. Alors que nous rassemblons nos forces pour regarder la pandémie dans les yeux, nous ferions bien de ne pas oublier que notre normalité, c’est la crise. L’histoire nous a enseigné qu’on ne vient pas à bout d’une crise en prenant pour objectif un retour à la normale. On vient à bout d’une crise en se donnant la possibilité d’agir quelles que soient les circonstances » 2. Quelles sont les images – visuelles, sonores, théoriques – qui peuvent traduire cette profonde transformation ?
L’image que je propose ici est extraite de la vidéo, engloutie dans l’ombre d’une nuit d’octobre 2020, pendant le deuxième confinement. Nous voyons, mais surtout entendons une voix incarnée par l’émotion collective de peur, de perte et qui frémit d’envie de toucher l’autre par la voie de l’empathie de voix, de distraire pour permettre à tou·te·s de se sentir présent.e.s comme un seul corps. Il s’agit d’une performance de la chanson Staying Alive par l’écrivaine, performeuse, chanteuse et anthropologue Miléna Kartowski-Aïach, accompagnée au piano par son voisin dans le 20ème arrondissement à Paris (Miléna a tenu des performances solo sur son balcon déjà au longue du premier confinement, qui ont donné forme à une opéra performée par plusieurs voisins sur leurs balcons pour le dernier jour du premier confinement). La gravité de sa voix nous fait retenir notre respiration un moment et nous fait penser à ce souffle qui nous ranime tou·te·s de façon si naturelle et évidente, et dont l’accès n’est plus, selon Achille Mbembe, universel3.
Staying Alive : une performance de Miléna Kartowski Aïach
Nataša Petrešin-Bachelez
2Elísio Macamo, « The normality of risk: African and European responses to Covid-19 », www.coronatimes.net, 13 avril 2020
3Achille Mbembe, “The Weight of Life. On the Economy of Human Lives”, Eurozine, 6 juillet 2020