Kodachrome de Luigi Ghirri, couverture.

Archive magazine (2009 – 2021)

Kodachrome de Luigi Ghirri

Une chronique d'Ève Lepaon, conférencière et historienne de la photographie.Kodachrome : un livre de photographies, un manifeste, un jeu...



Kodachrome est un livre de photographies.
Son titre évoque immédiatement l’emblématique film couleur développé par Kodak. Luigi Ghirri le dit très simplement : « Mes photographies sont en couleur parce que le monde réel n’est pas en noir et blanc et parce que les pellicules et les papiers pour la photographie couleur ont été inventés ». Le titre pose surtout d’emblée son propos : la photographie. Sur la couverture, un dessin enfantin représente un photographe. Tout absorbé à sa tâche, il paraît fusionner avec son appareil. Il semble autant présent à son action qu’absent du monde qui l’entoure. Il prend de la distance pour mieux regarder. En effet, pour Luigi Ghirri, la photographie est un moment de réflexion. La couverture et ses petits carreaux évoquant un cahier d’écolier, son point-virgule en forme de tache d’encre (le logo de la maison d’édition) et ses lettres maladroitement dactylographiées disent toute sa conception de la photographie. C’est une écriture du réel. À l’aide de la lumière. Et possédant son propre langage.


Kodachrome est un manifeste.
Le livre s’ouvre sur une portion de ciel avec quelques nuages, traversé par des fils électriques parallèles. Les lignes qu’ils dessinent prolongent celles de la couverture. Comme l’écolier écrivant, ou comme le compositeur traçant des notes sur une portée musicale, la lumière inscrit et suspend les nuages entre ces lignes. Le livre est conçu comme un flux continu d’images, comme une partition avec ses différents rythmes et ses moments de silence. Le ciel disparaît au fil des pages. Il laisse place à la mer, puis au sable, au monde tangible modifié par l’homme. Un monde avec ses drapeaux, ses panneaux, ses enseignes, ses manèges, ses signes. Ses images aussi, naturelles, déjà là (reflets, ombres, projections, encadrements) ou construites (tableaux, affiches, photographies, maquettes, stéréotypes). Des images dans des images. Les deux dernières pages du livre représentent un dessin de pellicule et un faux appareil photo monumental, ancien magasin du photographe Elio Guerra à Rimini. Entre le début et la fin du livre, c’est comme si l’infini et le réel rentraient dans la boîte, comme la lumière dans la camera obscura, comme le parasol dans la cabine ou les manèges dans le cadre du miroir qui les reflète.


Kodachrome est un jeu.
Ce processus d’emboîtement des images et des formes (intérieur/extérieur, champ/hors-champ, réel/reflet…) est suggéré par leurs rapprochements dans le livre. Il traduit aussi l’expérience ordinaire du passant, du flâneur des villes et des banlieues modernes. Dans le livre, Luigi Ghirri associe les images entre elles, sous forme de diptyques ou d’agencements symétriques qui soulignent des analogies de formes, de couleurs et nous perdent souvent entre le vrai et le faux. La succession des pages produit des échos, des allers et retours entre les photographies. Chacune d’entre elles est aussi une métaphore de la photographie : un cadrage, un fragment, une surface plane, un positif, un négatif, un multiple, une reproduction, un simulacre… Dans l’Italie des années 1970, comme ailleurs, la photographie est partout, le monde semble devenir une image. Luigi Ghirri affirme dans la préface du livre : « la rencontre quotidienne avec la réalité, les fictions, les succédanés, les aspects ambigus, poétiques ou aliénants, semble empêcher toute sortie du labyrinthe, dont les murs sont toujours plus illusoires, jusqu’au point même de nous y confondre ». Ce livre est un voyage à travers les images. Si les manèges d’enfants, les parcs d’attraction, les trompe-l’œil, l’humour y sont si présents et sa lecture si ludique, c’est sans doute aussi parce que, pour Luigi Ghirri, la photographie, et l’image en général, est un jeu, un plaisir. Plus ou moins sérieux. Pour enfants, comme pour adultes. Kodachrome est une invitation à penser en s’amusant, à partir des images, à prendre le temps de regarder et à savourer le plaisir de voir.


Ève Lepaon




Initialement publié en 1978 chez punto e virgola, la maison d’édition fondée par Luigi Ghirri, Kodachrome a été réédité par Mack en 2012.