Archive magazine (2009 – 2021)
Jordana Mendelson : la vision dissidente d’Éli Lotar dans Terre sans pain de Luis Buñuel
En 1933, Luis Buñuel réalise Terre sans pain (Las Hurdes, tierra sin pan), un documentaire cru sur la géographie et la vie des habitants de Las Hurdes, une localité d’Estrémadure, à l’ouest de l’Espagne. Tour à tour, le film revisite les représentations conventionnelles de l’Espagne rurale et les remet en cause. Avant qu’il ne fasse récemment l’objet de récits révisionnistes, les chercheurs avaient en général interprété son contenu par une analyse formelle de sa structure, ce qui l’avait amputé de l’histoire complexe de sa création et de sa réception en Espagne. Il faut replacer le film dans son contexte historique et politique pour bien saisir le potentiel contestataire du sujet (l’Espagne des années 1930) et la richesse du travail cinématographique d’Eli Lotar, le caméraman. Le documentaire est ainsi marqué par la transposition d’un réalisme critique, urbain et dissident sur une Espagne rurale et paupérisée, ce qui a pour effet de transformer cette région, surreprésentée dans la presse pendant plusieurs années (et peut-être l’exemple le plus typique de l’abandon de la campagne), en un lieu de troubles et de dissonances.
Une courte chronologie de Terre sans pain suffit pour démontrer que le documentaire traverse les bouleversements politiques des années 1930 en Europe, et en particulier ceux de la Seconde République espagnole. Les changements d’orientation politique de la République ont en effet eu des répercussions directes sur la production du film et sur son accueil, entre 1932 et 1936. En septembre 1932, alors que le gouvernement socialiste est en place depuis peu, Luis Buñuel et son équipe de tournage (composée d’Eli Lotar et Pierre Unik, qui vivaient à Paris, et de Rafael Sánchez Ventura, militant et professeur espagnol) font un voyage de préparation à Las Hurdes. Le documentaire est tourné sur place du 23 avril au 22 mai 1933. Buñuel monte le film à Madrid en mai, le présente à la presse en décembre, et le voit censuré par le gouvernement à majorité conservatrice qui venait d’être élu. Malgré la censure, Luis Buñuel et Pierre Unik achèvent le scénario final en mars 1934. Deux ans plus tard, en avril 1936, après l’élection du Front populaire espagnol, sa diffusion est officiellement autorisée. En décembre 1936, alors que la guerre civile espagnole a éclaté, le documentaire est doublé en français et en anglais, grâce aux fonds apportés par l’ambassade espagnole à Paris.
Terre sans pain se compose d’un échange entre au moins trois modes de reportage différents : institutionnel (par ses sources académiques et historiques), objectif (par le penchant pour le réalisme social de plusieurs participants et soutiens du film), et dissident (par les pratiques esthétiques d’Eli Lotar, proches du surréalisme français). On connaît bien les sources académiques du film, comme la thèse du Français Maurice Legendre sur « Las Hurdes », et leur influence sur Buñuel et son équipe. Datant de 1927, cette thèse a été rédigée à partir de plusieurs voyages dans la région, dont le plus célèbre est celui de 1922, lorsque son auteur était accompagné du médecin Gregorio Marañón (qui, selon Buñuel, était un des plus vifs opposants à son documentaire) et du roi d’Espagne Alphonse XIII. Un voyage très largement relayé par la presse illustrée et par un film d’actualités. Tout comme les images de cette visite royale, les photos extraites de Terre sans pain ont également beaucoup circulé, notamment dans la presse espagnole de gauche. Chose qui ne surprendra pas les historiens, vu les affinités politiques de l’équipe de tournage : Buñuel, Unik et Lotar étaient sympathisants communistes, tandis que Sánchez Ventura et le producteur, Ramón Acín, étaient anarchistes.
Quelques semaines seulement après le tournage, des images du documentaire firent la couverture du premier numéro de la revue Octubre : Escritores y Artistas Revolucionarios (juin-juillet 1933), publiée par les écrivains Rafael Alberti et María Teresa León. Tous deux avaient accompagné Buñuel lors d’un de ses voyages préparatoires à Las Hurdes et revenaient d’un récent voyage en Union soviétique. Alors qu’ils avaient accepté la présence dans le reportage d’un message politique et d’une esthétique similaire à celle de l’URSS, les artistes espagnols semblaient toutefois ignorer ses liens avec les pratiques dissidentes d’auteurs français comme Georges Bataille ou du magazine parisien Documents : doctrines, archéologie, beaux-arts, ethnographie (Paris, 1929-1930). Pour des écrivains comme Rafael Alberti et María Teresa León, il n’y avait pas de séparation entre le sujet de Terre sans pain et la façon dont il était représenté. Dans leur revue Octubre, les images du film étaient présentées comme une reproduction objective des faits.
Malgré l’efficacité politique qu’apporte cette reproduction des images dans la revue comme une vérité objective, dans le documentaire, la juxtaposition de différentes perspectives visuelles et de références historiques crée un schéma narratif plus contradictoire. Terre sans pain se montre au spectateur comme un mélange de références au passé et au présent. Le passage d’un plan à un autre ne se fait pas sans heurt : il y a des coupures dans le montage, l’image et le son sont parfois désolidarisés. Buñuel se montre, avec ses inspirations, comme agissant sur la construction narrative. En témoigne par exemple la séquence de la chute d’une chèvre dans un ravin : on peut voir la fumée d’un coup de fusil tiré par l’équipe. Le choc s’exprime dans la structure du film, dans d’imprévisibles références visuelles au passé, et dans les grands déplacements de caméra entre les prises de vue. On le ressent dans ces distances, dans l’apposition visible des différentes séquences et dans le traitement obsessionnel de Las Hurdes comme un lieu abject, un lieu qui brouille toute classification possible. Cet aspect du film met en avant ce que Georges Bataille appelait l’informe, ce qui échappe à toute catégorie, et ce qui permet de faire le lien avec les œuvres antérieures d’Eli Lotar et la dissidence du surréalisme.
“Terre sans pain” [“Las Hurdes”] de Luis Buñuel (extrait), 1933, 28 min. Séquence reproduite avec l’aimable autorisation des Films du Jeudi.
Plusieurs photographies inédites des habitants de La Alberca, un des villages les plus prospères d’Estrémadure visité par l’équipe de tournage avant Las Hurdes, sont conservées dans la collection Eli Lotar du Centre Georges Pompidou. On constate avec surprise qu’elles reprennent les conventions photographiques du XIXe siècle. Elles sont même très proches des images faites en Espagne à cette époque par des photographes comme Jean Laurent et ses successeurs, dont les portraits de couples en habits régionaux se sont imposés comme un modèle à suivre pour représenter la diversité stylistique et vestimentaire de l’Espagne. Les photos de Jean Laurent ont beaucoup été publiées à la fin du XIXe siècle, notamment dans la revue illustrée Blanco y Negro. Dans le documentaire de Buñuel, les traditions et les vêtements des habitants de La Alberca font l’objet d’une séquence entière, et pourtant, Eli Lotar n’a pas repris ce modèle. Les villageois et leurs coutumes sont au contraire vus dans un contexte particulier, celui d’un rite de passage pour les jeunes hommes. En comparant les photos inédites d’Eli Lotar aux portraits qu’il a filmés à La Alberca, on peut supposer qu’elles faisaient partie d’un travail préparatoire, de différentes approches qu’il a explorées pour photographier les habitants de Las Hurdes, entre les normes institutionnelles du XIXe siècle qui lui servaient d’inspiration et une réinterprétation de ces conventions.
L’hétérogénéité visuelle de Terre sans pain contient également plusieurs références aux projets antérieurs d’Eli Lotar, comme lorsqu’il évoque le travail réalisé avec son partenaire Jacques-André Boiffard. Grâce au soutien financier du Vicomte de Noailles (qui a aussi financé L’Âge d’or de Buñuel), Lotar et Boiffard fondent « Studios unis », un studio photo installé rue Froidevaux à Paris qu’ils dirigent de 1929 à 1932. En plus des portraits qu’ils réalisent, leurs photographies sont fréquemment publiées dans la revue parisienne Documents (1929-1930), pour accompagner les articles de Georges Bataille et les définitions de son « Dictionnaire critique ». L’évocation de ces images se retrouve tout au long du film, comme ces trois photos de Lotar, images crues et brutales des abattoirs de Paris pour illustrer l’article « Abattoir », publié dans le sixième numéro de la revue. Plusieurs scènes y font écho : le rite de passage des jeunes mariés de La Alberca où ils doivent arracher la tête d’un coq, l’horreur provocante d’un âne mort, et la chute d’une chèvre dans un ravin.
Le même genre d’images apparaît également dans la séquence montrant une jeune fille allongée au bord de la route, atteinte d’une maladie. La caméra en vient rapidement à un plan prolongé sur sa bouche ouverte, qui rappelle la photographie de Boiffard pour l’article « bouche » du dictionnaire de Bataille. Pour l’écrivain, une bouche fermée était aussi belle que rassurante : sûre, hermétique, sans accroc. La bouche ouverte, à l’inverse, était le signe de la contestation, de la maladie, de la bestialité.
Tout comme la photographie de Boiffard, la bouche grande ouverte de Lotar dans Terre sans pain symbolise une rupture syntaxique. Contrairement aux films antérieurs de Luis Buñuel, Un Chien andalou et L’Âge d’or, où le processus de montage est rendu visible par des symboles ou des changements de style, on ne voit pas dans ce documentaire d’outils ou de signes du montage. Ce n’est que grâce à la médiation de Bataille et de sa définition de la bouche ouverte comme blessure ou fracture du champ visuel que la division et la juxtaposition sont invoquées. Chaque référence, chaque séquence devient ainsi un document séparé qui casse la cohésion structurelle du film et qui révèle sa fabrication.
Autre exemple du lien entre la revue Documents et les images d’Eli Lotar dans Terre sans pain : les photos de Boiffard pour l’article « gros orteil » écrit par Bataille, que l’on retrouve dans la séquence où l’on voit défiler les pieds nus des écoliers de Las Hurdes. Le narrateur décrit les haillons que portent les villageois, les enfants fixent l’objectif de leur regard vide, puis Lotar attarde sa caméra sur une ribambelle d’orteils lors d’une scène significativement plus longue que toutes les autres. Parmi ces petits pieds alignés, une paire en particulier semble faire un écho au « gros orteil » de Boiffard. Mais ici, la malformation du pied est réelle, et il ne s’agit pas d’un effet photographique.
“Terre sans pain” [“Las Hurdes”] de Luis Buñuel (extrait), 1933, 28 min. Séquence reproduite avec l’aimable autorisation des Films du Jeudi.
La vision dissonante de Lotar permet un aplanissement où des images hétérogènes peuvent s’inviter et interagir avec les sources institutionnelles du film. La porosité des frontières entre les différents types de documents, entre la production et la réception, et entre l’objectivité et la dissidence entraînent de multiples malentendus. Des superpositions géographiques comme temporelles ont lieu. Les différents moments disjonctifs du documentaire, surtout causés par l’excès d’images, sont un peu plus accentués par l’identification entre la pauvreté filmée, la porosité structurelle du film, et ses caractéristiques matérielles. Certaines copies du film laissent apparaître des poussières, des rayures et des défauts qui attaquent constamment la surface de l’image. L’équipement emprunté pour réaliser Terre sans pain peut en partie expliquer cette mauvaise qualité. Le fait que Buñuel l’ait monté sur la table de sa cuisine, sans Moviola et en très peu de temps, n’y est probablement pas pour rien. À l’époque, Las Hurdes était considéré comme le village le plus pauvre et le plus reculé d’Espagne, la réalisation technique du film reflète ainsi la région et les conditions de vie de ses habitants. Plutôt que de perturber un contexte rural, les stratégies esthétiques auparavant utilisées pour révéler l’aspect informe de la ville sont ici employées pour représenter la campagne espagnole, renvoyant vers la ville les éléments les plus perturbateurs de la campagne. À travers une dissection minutieuse des références visuelles du film, l’évidence s’impose : Eli Lotar, par un maniement militant de sa caméra, veut débarrasser le réalisme d’une posture passive. En mêlant l’histoire officielle de Las Hurdes, les conventions du documentaire et l’évocation de ses propres photos réalisées quelques années plus tôt, Eli Lotar réussit à créer pour Buñuel et son équipe un collage visuel qui piétine la sacro-sainte distance, en n’hésitant pas à salir son objectif dans l’informe de l’Espagne rurale.
Jordana Mendelson (New York University)
Traduction de l’anglais : Aurélien Ivars, 2017
Cet article est une version condensée d’une analyse approfondie de Terre sans pain par Jordana Mendelson : « Contested Territory: The Politics of Geography in Luis Buñuel’s Las Hurdes: Tierra sin Pan », Locus Amœnus (Universitat Autònoma de Barcelona) 2 (1996) : p. 229-242 ; et Documenting Spain : Artists, Exhibition Culture, and the Modern Nation 1929-1939, University Park, PA : Penn State University Press, 2005, p. 65-91.