Archive magazine (2009 – 2021)
La maison abandonnée de Dorothea Lange [FR/EN]
Une photographie proposée par le philosophe Etienne Helmer.
Les photographies de Dorothea Lange parlent plusieurs langues. Il y a celle des corps, que l’image devenue iconique de la mère migrante et de ses enfants((voir “Dorothea Lange. Politiques du visible” Migrant Mother, Nipomo, California 1936 © The Dorothea Lange Collection, the Oakland Museum of California, City of Oakland. Gift of Paul S. Taylor)) nous a rendue familière : les marques qu’ils portent, leurs attitudes et leurs postures, leurs habits et leurs regards disent une époque, un contexte social et économique, mais aussi des destinées personnelles et des vies intérieures aux prises avec les caprices de l’histoire. Et il y a celle des lieux, comme dans l’image qui nous occupe ici : elle exprime les vicissitudes du temps dans des espaces lourds de sens. Qu’est-ce que cette image nous dit de ce lieu ? Comment le fait-elle advenir en tant que tel ?
Si l’on s’en tient à sa légende, cette photographie n’est qu’une illustration particulière, dans l’Oklahoma, des conséquences de la sécheresse qui frappe les États américains des Grandes Plaines de 1934 à 1939, et qui conduit près de 300 000 personnes à abandonner leur maison et leur terre. Mais cette image ne se limite pas à sa fonction informative et dénotative, elle suggère au-delà de ce qu’elle montre, en construisant un lieu rempli d’absence. Celui-ci n’est pas seulement la maison mais l’ensemble qu’elle forme avec l’espace singulier dans lequel elle se trouve, à l’intersection de la ligne d’horizon qui partage l’image entre la terre et le ciel. Dans la moitié inférieure, du plus proche au plus lointain, on discerne les traces encore fraîches du passage d’un véhicule – celui de la photographe ou celui des habitants qui ont abandonné les lieux ? –, une sorte de crevasse, puis, à perte de vue, une étendue sèche de terre et de sable parsemée d’herbes sauvages et de piquets dérisoires. Dans la moitié supérieure, sous un ciel lumineux et implacable, on devine le vent léger qui répand la poussière, un soleil de midi accablant qui ne porte aucune ombre (hormis celle que la bâtisse projette sur elle-même), et le silence de la désolation.
Perdue dans ce désert, une maison simple en bois, ouverte aux quatre vents, se dresse dans sa fragilité. Qui vivait là ? Depuis combien de temps ? Où sont-ils partis ? Cette photographie ne permet pas de le savoir. Mais avec une empathie certaine, elle rend sensible ce qu’inhabitable veut dire. Le vain rafistolage d’une fenêtre signale un ultime effort des habitants contre les éléments. Les portes et les fenêtres évidées abolissent la frontière entre l’extérieur et l’intérieur, le vide du paysage remplit désormais tout l’espace domestique, le dehors est dedans. Par la perspective oblique depuis laquelle elle présente cette maison réduite à son squelette, Dorothea Lange nous laisse imaginer ses fantômes condamnés à l’errance.
Étienne Helmer
Étienne Helmer enseigne la philosophie à l’Université de Porto Rico (États-Unis). Ses travaux portent principalement sur la pensée économique, politique et sociale des mondes grecs, ainsi que sur la philosophie de la photographie. Il est l’auteur de La Part du bronze. Platon et l’économie (Vrin, 2010), Épicure ou l’économie du bonheur (Le Passager clandestin, 2013), Le Dernier des Hommes. Figures du mendiant en Grèce ancienne (Le Félin, 2015), Diogène le cynique (Les Belles Lettres, 2017) et Parler la photographie (Mix, 2017).
Dorothea Lange : la sélection de la librairie
Parler la photographie d’Etienne Helmer