Archive magazine (2009 – 2021)
Le Bain de Natacha
Une photographie de Marc Pataut commentée par Marie José Mondzain.
1994 : Natacha vit avec sa famille comme une quinzaine de précaires dans une zone industrielle d’où ils seront expulsés afin de construire le stade de France en vue de la Coupe du monde de Football en 1998.
Sous le soleil de l’été, dans la chaleur de juillet, au milieu des broussailles où tente de survivre le monde des pauvres et des sans-abri, une petite fille adresse tout son corps à la lumière. Ruisselante sans doute sous la fraîcheur de l’eau d’un tuyau d’arrosage ou de quelque point d’eau, les cheveux inondés sous le jet invisible, elle tend avec autant de force que de plaisir son visage vers tout ce qui la dépasse et qu’elle sait soudain rejoindre, robuste, confiante et sans erreur. Au delà du sommet des arbres et comme au delà du ciel elle fait corps avec le soleil dans un geste d’accueil et de gratitude. Il y a dans ce jeune corps une puissance athlétique et sans âge. On le sent habité par l’incommensurable énergie d’une certitude. Les yeux fermés elle s’abandonne tout entière et avec une étrange gravité à la nature qui l’entoure. Les feuillages qui l’encadrent semblent former une sorte de berceau dans l’infinie délicatesse de leurs vibrations lumineuses. Les arbres et les buissons sont là tel un écrin qui abrite cette figure illuminée par sa joie de vivre et par la double force du sommeil et du rêve. Natacha ne se tient pas tout à fait droite et son corps légèrement fléchi se tient dans cette sorte d’équilibre fugace que l’on a dans le court instant qui précède un saut. Elle est prête à l’envol et savoure l’espace d’un instant ce qui peut-être pour toujours lui rappellera le sentiment de sa puissance et de sa liberté. Ce corps qui pourrait s’abandonner passivement à une pluie bienheureuse me fait plutôt penser à ces corps si puissamment actifs des enfants qui au moment de leur naissance prennent d’un coup leur élan aveugle et courageux vers la vie. Ils ont tous cette respiration sérieuse dans l’aplomb de leur arrivée à l’existence…
Natacha devra bientôt quitter ce territoire dont les institutions vont s’emparer pour y abriter dans un immense stade les sportifs officiels aux performances célébrées et éminemment rentables. C’est pourtant elle, Natacha, la véritable athlète et la souveraine victorieuse ignorée. L’image de Marc Pataut est un magnifique hommage rendu à l’irréductible force de ceux qui depuis la plus grande faiblesse et la plus menaçante fragilité naissent envers et contre tout à la liberté.
Marie José Mondzain