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Soundscape 1982 © ADAGP, Paris 2018 Mati Klarwein

Création en ligne

Fourth Worlds

Une proposition de Stefanie Kiwi Menrath Juin 2018 – novembre 2018

Du 01 juin au 30 novembre 2018

Jeu de Paume – en ligne

L’ethnographie imaginaire dans l’expérimentation musicale et sonore.

Bien que la mixité culturelle soit une réalité pour toutes les sociétés depuis des temps immémoriaux, la pratique qui consiste à délimiter les cultures comme des entités séparées, géographiquement ancrées, existe aussi depuis longtemps. En ethnographie, les enregistrements de terrain font partie de cette pratique qui cherche à localiser et à différencier les cultures musicales pour rattacher leurs sonorités à des lieux et à une cartographie culturelle précise. Depuis plusieurs décennies, des artistes s’opposent à cette vision statique de la culture et à cette notion de territorialité de la musique et des sons, grâce aux stratégies critiques offertes par l’imaginaire et la fiction. La question qu’ils posent à travers leurs œuvres est la suivante : quelle est la part d’imagination inhérente aux techniques documentaires de l’ethnographie ? Dans quelle mesure les technologies modernes pour réaliser des enregistrements de terrain perpétuent-elles une perspective euro-centrée de la culture ? La fiction sonore est-elle capable de renverser l’essentialisme culturel et d’encourager une mémoire critique et contestataire ?

En 1980, Jon Hassel, trompettiste et compositeur, propose un début de réponse avec son album Fourth World Vol. 1: Possible Musics (réédité en 2014). Il explique : « J’ai voulu parvenir à des paysages géographiques et mentaux moins déterminés — qu’on ne pense pas à l’Afrique ou à l’Indonésie, ni à tel ou tel endroit du monde […]. Je voulais quelque chose qui aurait pu exister et grandir dans un endroit imaginaire, avec une culture et une musique imaginaire ». Chez Jon Hassel, la notion de « Fourth World » génère un espace imaginaire ouvert à l’échange musical et culturel. Au-delà de l’utopie d’une mixité culturelle totalement pacifique ou de la dystopie d’un choc des civilisations, il propose de transcender le concept d’un contact culturel purement additif. Le « Fourth World » de Jon Hassel convoque le caractère « autre mond » de la musique : elle n’a pas à être une extension littérale de la représentation d’un monde divisé en trois blocs (à l’époque, bloc occidental, bloc soviétique et tiers-monde), elle doit au contraire explorer les références spatiotemporelles musicales et sonores et expérimenter.

En considérant cette notion comme un concept en soi (et non plus comme un genre musical), l’exposition « Fourth Worlds » (au pluriel) présente des approches artistiques qui explorent l’histoire et l’actualité de la différentiation culturelle, qu’elle soit violente et coloniale, ludique et postmoderne, ou audacieusement contemporaine. « Fourth Worlds » veut entrer en résonnance avec une réflexion transculturelle et sonore qui, comme Paul Gilroy dans son livre L’Atlantique noir : Modernité et double conscience, révèle la dimension performative et mobilisatrice du son, ainsi que les qualités recombinatoires et tourmentées des cultures diasporiques qui traversent les océans, envers et contre toute notion monolithique de « racines ». Dans ce contexte, l’imagination aussi a largement été critiquée, à juste titre, comme un instrument de domination et de définition de l’altérité. L’imagination joue un rôle dans la séparation spatiotemporelle par rapport aux cultures dites « traditionnelles » ou « du monde » — par exemple dans la cartographie des anciennes colonies et des États-nations, et dans la narration qui est faite de l’« autre ». Non seulement l’imagination est centrale dans cette histoire, mais elle est aussi déterminante dans les pratiques ethnographiques contemporaines, qu’elles s’appliquent au champ de l’art ou dans les études culturelles elles-mêmes. Les stratégies de l’ethnographie imaginaire embrassent ces différents champs pour reconsidérer méthodiquement l’imagination. L’ethnographie imaginaire fait autant référence à la capacité productive de l’imagination qu’à ses éléments reproductifs : elle voit « l’imaginaire culturel » comme une immense archive de représentations imaginaires des « autres », négociée et socialement partagée, mais elle mobilise également l’imagination comme la capacité créative de faire apparaître de nouvelles images de ce qui n’existe pas ou de ce qui n’existait pas.

En prenant ces éléments comme point de départ, l’exposition « Fourth Worlds » rassemble une sélection de musiciens, d’artistes sonores et de théoriciens qui remettent en cause les discours sur l’« altérité » grâce à une narration spéculative, grâce à la fiction. Mythe des origines hypothétique, fausses archives musicales, atlas fantômes, mémoires critiques, nations virtuelles regroupant des diasporas, îles « pacifiques » dans tous les sens du terme, carnet de voyage fictif, archéologie du futur et reconstruction de mondes bientôt disparus — toutes les œuvres de cette exposition incarnent une riposte musicale et artistique face à la manie ethnographique d’assujettir des cultures à des endroits fixes.