
Archive magazine (2009 – 2021)
Un parcours parmi « les choses » d'Albert Renger-Patzsch
L'exposition « Albert Renger-Patzsch – Les choses » (Octobre 2017 - Janvier 2018) présentait un parcours à travers les thèmes, les genres et les moments les plus importants de la trajectoire créative du photographe : depuis ses premières photographies de plantes jusqu’à la publication de son livre-phare, Le monde est beau en 1928, en passant par ses plus célèbres photographies de sites urbains et industriels dans la Ruhr.
Sérgio Mah, commissaire de l’exposition « Albert Renger-Patzsch – Les choses » a souhaité proposer au Jeu de Paume « un parcours à travers les thèmes, les genres et les moments les plus importants de la trajectoire créative du photographe : depuis ses premières photographies de plantes jusqu’à la publication de son livre-phare, Le monde est beau en 1928, en passant par la période d’intense production dans la région de la Ruhr avec quelques-unes de ses plus célèbres photographies de sites urbains et industriels (architecture, machinerie, objets). Enfin, après son installation à Wamel, en 1944, Renger-Patzsch opère un retour à la nature et en particulier au paysage. Pour le magazine, Ève Lepaon et Cécile Tourneur, conférencières et formatrices au Jeu de Paume, ont préparé un aperçu du parcours commenté qu’elles réalisent dans l’exposition.

Né en 1897 en Allemagne, Albert Renger-Patzsch s’oriente d'abord vers une carrière scientifique, avant de se consacrer à la photographie qu’il apprend auprès de son père, photographe amateur. En 1922, il commence à travailler pour les maisons d’édition ‘Folkwang’ et ‘Auriga’ dirigées par Ernst Fuhrmann et spécialisées, entre autres, dans la constitution d'archives visuelles et scientifiques du monde végétal.


S’opposant à l’expressionnisme qui valorisait la subjectivité de l’artiste et au pictorialisme qui privilégiait l’imitation des effets de la peinture dans le but de faire admettre la photographie au rang d’art, le postulat de la spécificité photographique est au centre du travail de Renger-Patzsch. Pour lui, la photographie est « plus précise et plus objective que la main de l’artiste », ce qui lui permet d’obtenir des images d’une grande exactitude, de restituer les effets de la matière et de révéler la structure de la nature. Le recours à un protocole strict met en évidence les qualités graphiques et esthétiques des végétaux autant que celles de la photographie en elle-même.

Albert Renger-Patzsch publie en 1928 Le Monde est beau, dans lequel il livre sa vision du monde à travers cent photographies, prises entre 1922 et 1928. Cet ouvrage est influencé par la biosophie, théorie philosophique fondée par Ernst Fuhrmann, qui associe l’homme à son environnement. L’agencement des images suit une évolution, depuis le monde naturel jusqu’aux transformations liées aux activités humaines et au développement industriel. Aux photographies de végétaux datant des premières années de sa carrière, succèdent des images du milieu animal et de l’interaction de l’homme avec ce dernier.

Dans ces trois photographies, Albert Renger-Patzsch s’attache à mettre en avant les spécificités de la photographie et particulièrement « son aptitude à restituer la magie de la matière ». Lorsqu’il photographie une couleuvre, le cadre se trouve rempli par le motif des écailles, jouant ainsi avec le gros plan, la fragmentation et la précision du médium photographique. Si la photographie du babouin s’apparente à un portrait, laissant apprécier, par la netteté, le volume et la qualité de la fourrure qui tapisse également le cadre, la pêcheuse de crevettes apparaît quant à elle de dos. Reprenant une photographie de son travail dans les îles Haligen, Albert Renger-Patzsch privilégie ici le motif du filet, l’outil de travail créant un écran entre le spectateur et la personne photographiée. Ces partis pris accentuent particulièrement l’effet de planéité de l’image photographique.

Le livre est organisé selon des associations thématiques mais aussi formelles. Ces trois images poursuivent donc le thème de l’eau, aperçu précédemment en arrière-plan de la Pêcheuse de crevettes, qu’elles présentent sous deux états, d’abord liquide, puis solide sous forme de glace et de neige. Albert Renger-Patzsch s’intéresse par ailleurs aux rapports de formes : des lignes verticales rythment chacune de ces photographies. Ces rapprochements reposent non seulement sur la structure même des sujets photographiés (les roseaux, les stalactites de glace et les troncs d’arbres) mais aussi sur le travail photographique. Les choix de cadrages et de point de vue, de même que le jeu des contrastes du fait de la transposition en noir et blanc, mettent particulièrement en évidence la répétition des lignes. La photographie, acte par lequel l’homme transforme le réel en objet, permet ainsi de produire de nouvelles associations de formes, de matières, d’effets et d’idées. Des associations qui sont autant poétiques que réflexives. En effet, ces trois photographies, en révélant la structure répétitive de la nature, suggèrent également la nature intrinsèque du médium, en tant que reproduction du réel et comme image reproductible.

Ce livre est aussi conçu comme un « Abécédaire » de la photographie à partir de ses spécificités. Renger-Patzsch écrit dans un texte intitulé « Objectifs » en 1927 : « Laissons donc l’art aux artistes et efforçons-nous de créer, avec les moyens de la photographie, des images capables d’exister par leurs qualités photographiques – sans emprunter à l’art. » Le photographe met en évidence la façon dont le monde industriel imite la structure répétitive de la nature. Née avec le développement industriel, la photographie semble particulièrement adaptée pour en représenter les principales caractéristiques. Fondée sur la reproduction à partir de l’utilisation de la machine, tout comme l’industrie, elle transforme la matière du réel en objets qu’elle démultiplie, à l’image des fers à repasser pour chaussures.

La deuxième photographie, qui représente l’accumulation des embauchoirs destinés à la fabrication des chaussures, révèle le rôle fondamental de la matrice (forme ou moule) dans le processus industriel. Elle peut se comprendre comme une réflexion sur le statut analogue du négatif et de l’empreinte dans le domaine photographique. Enfin la troisième, à travers cette série de verres, saisit la spécificité de la nature de l’image photographique naissant d’un contraste d’ombre et de lumière. Elle met également en exergue la façon dont la photographie accroît notre perception. L’ombre projetée sur la table révèle en effet la structure de la matière même, le verre, invisible à l’œil nu, et celle de la photographie.

La verticalité qui retient l’attention d’Albert Renger-Patzsch dans ses photographies de végétaux et de certains objets manufacturés se décline à travers l’architecture des usines. La vue en contre-plongée sur ces cheminées, la répétition des lignes et le jeu entre le vide et le plein dans la composition de l’image suggère l’idée d’une élévation du regard vers ce monde nouveau, tout en soulignant son caractère imposant, où l’horizon disparaît au profit de ce nouveau découpage graphique de l’environnement. Les matériaux utilisés dans ces constructions modernes sont révélés par les différents plans de l’image, qui permettent d’appréhender les détails des structures en acier et en briques, et d’en révéler les formes. Le titre de l’ouvrage, Le Monde est beau, considéré par l’éditeur Kurt Wolff comme répondant le mieux aux exigences du marché, suscite alors des débats sur l’aspect esthétique de ces bâtiments et de leurs productions industrielles. Renger-Patzsch se défend de ce choix, exprimant sa préférence pour Les Choses, qui renvoie au sujet du livre et à sa volonté de transformer par la technique les éléments du monde naturel et moderne en « objets » photographiques. Ce titre, choisi par le commissaire de l’exposition Sérgio Mah pour l’ensemble des œuvres présentées, met l’accent sur la cohérence de la démarche Renger-Patzsch tout au long de sa carrière.

La dernière photographie du livre présente deux mains l’une contre l’autre. Leur disposition peut évoquer une architecture et les contrastes de noir et blanc la structure en négatif des cheminées de l’usine. Elles peuvent aussi rappeler la forme des bourgeons et des fleurs présentés au début du livre. Les relations de formes et de structures mis en avant par l’acte photographique traversent ainsi l’ensemble du livre. Ces mains réaffirment également la place de l’homme dans le monde et son évolution jusqu’à l’ère industrielle. Le photographe évoque ainsi le rôle de la main dans ces transformations et dans la construction des formes, y compris dans l’acte photographique. Par le geste de la prière, ces mains figurent la spiritualité et rappellent un dessin célèbre d’Albrecht Dürer datant de 1508 (Vienne, Albertina). Thomas Mann, saluant le travail d’Albert Renger-Patzsch, écrit dans un article publié à la fin de l’année 1928 dans le Berliner Illustrirte, qu’avec ce livre, la photographie atteint le rang de l’art : « Repérer un élément précis, objectif, dans l’agitation d’un univers d’apparences, le choisir, l’isoler, le valoriser, l’aiguiser, lui conférer un sens, une âme – l’art, l’artiste, n’ont-ils jamais rien fait d’autre ? ». Le choix de publier cette image à la fin du livre constitue en effet, pour Albert Renger-Patzsch, un manifeste pour défendre et affirmer la nature artistique de la photographie.

En 1929, Albert Renger-Patzsch s’installe dans la région de la Ruhr. Il va y mener un projet personnel sur la représentation du paysage et ses transformations avec le développement industriel. Cette photographie constitue en quelque sorte le « programme » qu’il se donne. Par le travail du cadrage, il compose son image à la fois en largeur et en profondeur. La partie gauche est occupée par le milieu rural et s’oppose au monde industriel à droite. La route sépare et relie à la fois ces deux espaces. Elle dessine aussi la perspective qui joint les trois plans de la composition. Le premier plan est occupé par la nature avec la terre et les végétaux, le second par la maison, une construction traditionnelle en pans de bois puis le troisième par le site industriel. La route fait ainsi le lien entre ces trois espaces mais représente également les transformations successives du paysage dans le temps, du passé, à l’avant, jusqu’à la modernité à l’arrière plan. Le photographe s’attache aux détails qui mettent en évidence ces mutations. Comme dans Le Monde est beau, il présente le bois sous sa forme naturelle (l’arbre à gauche de la route) et sa transformation par l’homme sous celle des poteaux électriques, à droite. De la même manière, il donne à voir l’élargissement récent de la route du fait de l’installation de l’usine et de ses nouvelles nécessités de communication. Albert Renger-Patzsch met ici en valeur les traces et les signes de la modernité de même que la capacité de la photographie à les rendre visible.

Cet assemblage de neuf photographies prises dans la région de la Ruhr en 1929 et 1930 crée un effet de montage, ce qui peut paraître surprenant par rapport à la façon dont est habituellement présentée l’œuvre d’Albert Renger-Patzsch. Cette proposition du commissaire d’exposition souligne un constat relatif au paysage allemand en pleine transformation industrielle : partout où se porte le regard, celui-ci rencontre la géométrie de nouvelles constructions symbolisant la modernité. Ces cheminées et structures métalliques s’opposent aux lignes des habitations traditionnelles et semblent les engloutir. L’horizontalité admise des vues de paysages est ici remise en cause par les formes des constructions industrielles : ces nouveaux objets photographiques déterminent le format de l’image. De cet ensemble se dégage une certaine tension, provoquée par la rencontre et la rupture entre le monde vernaculaire, héritage intemporel, et un contexte industriel récent. Des éléments de nature persistent au premier plan. Les animaux d’élevage sont séparés de l’industrie par la frontière de l’embouchure de la Ruhr tandis que l’étendue de neige masque à peine les traces des activités humaines qui structurent graphiquement le lointain. La luminosité du ciel est modifiée par les traînées de fumée blanche qui opacifient l’horizon, mettant particulièrement en valeur les contrastes et les noirs très denses des charbonnages.

L’étude de la structure verticale du monde industriel amène Albert Renger-Patzsch à s’intéresser à ce château d’eau. L’utilisation de matériaux modernes permet l’émergence de nouvelles structures dans le paysage et leur confère des formes plus géométriques et sculpturales. Le choix de centrer le sujet, du point de vue en contre-plongée et de faire coïncider le sommet du château d’eau avec la partie supérieure du cadre met en évidence l’intention formelle du photographe. L’image est en effet construite comme un emboîtement de formes géométriques. Une série de triangles (l’herbe, la terre, les buissons et l’ombre du poteau) constitue le socle d’une sculpture composée de volumes : le pied en forme de cône est surmonté d’un cylindre, le réservoir, lui-même support d’une pyramide. Cette photographie témoigne de l’influence qu’a pu avoir Renger-Patzsch sur le travail de Bernd et Hilla Becher qui, à partir des années 1950, ont commencé à inventorier le patrimoine industriel allemand menacé d’obsolescence. Marqués par la Nouvelle Objectivité, ils répondent aussi à un protocole strict qui apparaît clairement dans leur livre « Sculptures anonymes » en 1970 et dans leurs installations typologiques – auxquelles l’ensemble des photographies de Renger-Patzsch autour des cheminées fait directement écho. Il s’agit, pour le commissaire de l’exposition, de mettre en lumière le travail d'Albert Renger-Patzsch comme source d’inspiration majeure pour l’« école de Düsseldorf » tant dans la représentation du paysage que dans son approche des notions d’objectivité et de sérialité.

Dans la région de la Ruhr, Albert Renger-Patzsch réalise de nombreuses photographies de commandes pour des industriels entre les années 1930 et 1950. Si la prise de vue à la chambre photographique ainsi que le jeu des ombres mettent en avant la grandeur et la « solidité » de l’industrie allemande, ces images semblent néanmoins exemptes de toute valeur promotionnelle. Le photographe semble avant tout poursuivre sa réflexion sur le médium et son esthétique propre. Ainsi, la représentation du sujet s'éclipse derrière un jeu de formes et des contrastes, transformant cette architecture fonctionnelle en sculptures et en compositions plastiques.

C’est sans doute ce qui explique les critiques de ses contemporains lui reprochant une esthétisation du réel. Bertolt Brecht affirme en effet que « moins que jamais, la simple “reproduction de la réalité” ne dit quoi que ce soit sur cette réalité. Une photographie des usines Krupp ou de l’A.E.G. ne nous apprend pratiquement rien sur ces institutions ». Walter Benjamin, pour sa part, le condamne au nom de la réalité sociale du milieu industriel de l’entre deux-guerres, affirmant qu’il parvient « à faire de la misère elle-même [...], un objet de plaisir ». Si ces jugements s’expliquent en grande partie par le titre donné à son livre phare, Le Monde est beau, ils ne tiennent pas compte de la démarche de Renger-Patzsch qui continue d’interroger la différence entre la perception humaine et la perception mécanique, notamment par le travail de cadrage et le redressement des verticales.

L’intériorité des machines et les indices relatifs à leur fonctionnement sont révélés ici à partir de détails. Les nouveaux matériaux que sont le fer, l’acier et le métal sont particulièrement mis en valeur. La confrontation d’une certaine linéarité avec des formes circulaires insuffle l’idée du mouvement, accentuée par le jeu de la lumière sur ces surfaces. Ces motifs sont prégnants dans le travail d’Albert Renger-Patzsch, mais aussi plus largement dans le contexte des arts visuels de l’entre-deux-guerres. Le cinéma, dont les images sont enregistrées mécaniquement par une machine, qui par ailleurs se dote d’un moteur électrique remplaçant le mouvement manuel de la manivelle, saisit de façon particulièrement pertinente cette idée d’un monde en mutation. Les avancées technologiques permises par ces mécanismes sont saisies par d’autres machines. Metropolis (1927) de Fritz Lang, L’Homme à la caméra (1929) de Dziga Vertov ou Les Temps modernes (1936) de Charlie Chaplin reprennent chacun, avec une esthétique et une pensée de la modernité très différentes, les leitmotivs de l’engrenage, de la machine, de l’usine et du rapport de l’ouvrier à ces derniers. Si le corps humain tend à disparaître dans les images fixes d’Albert Renger-Patzsch au profit des structures architecturales industrielles ou des gros plans d’engrenages, la question de la vision du spectateur, transformée par l’œil mécanique de l’appareil de prise de vue, reste centrale.

En 1943, Albert Renger-Patzsch documente les conséquences des bombardements alliés sur la ville d’Essen. Les façades et les toits des habitations domestiques éventrées créent un amoncellement de lignes brisées dans le cadre, témoignant du chaos et de la désolation. Cependant, l’arrière plan des photographies laisse entrevoir la persistance d’une vie industrielle, comme en témoigne la fumée qui s’échappe des cheminées. L’architecture traditionnelle pourtant fragile des églises semble également préservée, quelques clochers se détachent faiblement dans l’opacité du ciel. Le paysage de l’Allemagne en plein conflit mondial se définit à partir des deux pans déjà présents dans Le Monde est beau : d’une part les valeurs traditionnelles et les constructions qui les célèbrent et d'autre part les hautes tours du monde industriel. Les conséquences matérielles sont aussi perçues et mesurées d’un point de vue humain, certaines silhouettes deviennent même le point central de la composition photographique. Entre 1940 et 1943, Renger-Patzsch poursuit son travail de commande, notamment pour le groupe paramilitaire nazi de construction Todt en photographiant le mur de l’Atlantique. Son regard sur cette période semble emprunt de distance, bien qu’il la qualifie ainsi en 1962 : « Le Troisième Reich, avec ses constantes inquiétudes, n’est rien d’autre, dans mon souvenir, que l’attente d’une fin terrible. Une fois le cauchemar terminé, je décidai de vivre de la manière la plus indépendante et retirée possible. »

Aux photographies d’Essen bombardée en 1943 répondent des paysages enneigés qui témoignent du retour à la nature d’Albert Renger-Ratzsch et de son installation dans la région rurale de Wamel, après la Seconde Guerre mondiale. Alors qu’une grande partie de ses archives conservées au musée Folkwang sont détruites, il poursuit ses travaux de commande, mais débute aussi un projet personnel lié à l’environnement naturel de son lieu d’habitation et qu’il mène jusqu’à la fin de sa vie. La neige a la particularité de niveler, d’atténuer voire d’effacer les transformations du paysage et les interventions humaines. Cette sensation d’un temps figé, en suspens, renforcée par la pellicule blanche qui recouvre le sol, contraste avec les bâtiments éventrés de la ville d’Essen. Nous retrouvons néanmoins la question de l’organisation du paysage par l’homme à travers l’alignement des arbres et des clôtures en bois dans une répétition de motifs qui se perdent au loin. Ceux-ci guident le regard du spectateur vers l’horizon, la délimitation entre le ciel et le sol enneigé n’est perceptible que par ces fines lignes verticales. Si la présence de l’homme est tangible, aucune trace cependant du monde moderne. Rappelant ceux d’Haligen en 1927, ces paysages se maintiennent hors de l’industrialisation. La question de la délimitation d’un territoire, particulièrement prégnante après guerre, est ici révélée par les tentatives de maîtrise des espaces et la création de frontières matérielles.

Cette photographie appartient à une série qu’Albert Renger-Patzsch réalise sur les arbres et qui donne lieu à la publication d’un livre intitulé Baüme [Arbres] en 1962. Si certaines images de forêts rappellent, par leur aspect répétitif, sa démarche des années 1920, une approche plus méditative se dessine ici. Les variations de lumière ainsi que la déclinaison d’un sujet au fil des saisons esquissent une réflexion nouvelle sur le temps. La nature devient un lieu de promenade et de contemplation, un refuge où Albert Renger-Patzsch puise son énergie. Dans ses représentations, elle paraît moins régulière, plus désordonnée, matérielle et organique. Elle exprime davantage sa subjectivité de marcheur et de photographe confronté à un sujet complexe qui nécessite l’abandon de ses principes premiers d’« objectivité ». La restitution sensorielle des atmosphères, l’aspect graphique de ces images dessinant des silhouettes solides ainsi que l’expression de la petitesse de l’homme face à la puissance de la nature confèrent à ces paysages une dimension métaphysique, très largement empreinte du romantisme de Caspar David Friedrich. Comme lui, le photographe s’attache à dépeindre une nature vierge de tout assaut humain et intemporelle. Dans une lettre à l’écrivain Ernst Jünger, auteur du texte qui accompagne ses photographies, il note qu’il avait songé à placer en exergue de son livre cette citation de Bernard de Clairvaux : « Tu trouveras davantage dans les forêts que dans les livres. Les arbres et les pierres t’apprendront ce qu’aucun maître ne te dira ».

Les travaux qui l’occupent durant la dernière période de sa vie prolongent l’idée d’une temporalité plus étendue, un temps géologique marqué par la modification naturelle du paysage. un temps géologique qui n’est plus marqué par la présence de l’homme et les transformations industrielles, mais par la modification naturelle du paysage. L’érosion découpe et sculpte la surface de la roche, révélant les stries et les aspérités que renforcent les contrastes de l’image photographique. Les lignes obliques remplacent la verticalité des bâtiments industriels, le caractère plein et entier de la structure de la pierre s’oppose à une matière qui tend à l’effritement. Dans l’ensemble de ces trois photographies, le cadre, d’abord partiellement occupé par les structures rocheuses, permet de donner une idée d’échelle ou de repères spatiaux, puis le fragment de ciel se réduit à un triangle en haut à gauche du cadre, avant de disparaître complètement. La totalité du cadre est rempli par les lignes sinueuses des mécanismes de plissement, transformant cette surface minérale en composition abstraite. Le craquèlement et les différentes strates sont révélés dans une coulée organique, en même temps que le rythme propre de ces éléments, dont les changements dépassent de loin la temporalité de la vie humaine. Le caractère imprévisible de la nature, sa rigidité ou sa souplesse, retient l’attention de Renger-Patzsch, qui collabore avec l’écrivain Ernst Jünger et le géologue et paléontologue Max Richter pour la publication de Gestein [Roches] en 1966.

À côté des phénomènes naturels qui altèrent ou métamorphosent la structure de l’environnement, Albert Renger-Patzsch s’intéresse toujours aux transformations effectuées par l’homme. Dans ces deux photographies de carrières, les contrastes d’ombre et de lumière ainsi que l’attention portée aux nuances des valeurs de gris révèlent les traces liées à la transformation de la matière. Comme dans Le Monde est beau, les formes semblent se répondre entre les deux images, soulignant la relation physique entre la paroi et le bloc de marbre. Ces deux photographies s’inscrivent dans le projet personnel d’Albert Renger-Patszch de renouveler le genre du paysage mais aussi dans ses réflexions autour du medium photographique. Ainsi, le paysage qui se dessine à la surface du morceau de marbre fait écho à celui dans lequel il est inscrit et sa forme rectangulaire rappelle le cadre photographique qui l’enserre. L’acte d’extraction qui constitue l’essence même du travail du carrier renvoie à celui du photographe qui, à son tour, par le cadrage, prélève et déplace un fragment du réel. Enfin la surface plane de la roche et les traces qu’elle présente évoquent la planéité de l’objet photographique et sa nature même en tant qu’inscription de traces. Paysage dans le paysage, cette image est aussi une mise en abyme de la photographie comme acte de représentation et de transformation.

Né en 1897 en Allemagne, Albert Renger-Patzsch s’oriente d'abord vers une carrière scientifique, avant de se consacrer à la photographie qu’il apprend auprès de son père, photographe amateur. En 1922, il commence à travailler pour les maisons d’édition ‘Folkwang’ et ‘Auriga’ dirigées par Ernst Fuhrmann et spécialisées, entre autres, dans la constitution d'archives visuelles et scientifiques du monde végétal.


S’opposant à l’expressionnisme qui valorisait la subjectivité de l’artiste et au pictorialisme qui privilégiait l’imitation des effets de la peinture dans le but de faire admettre la photographie au rang d’art, le postulat de la spécificité photographique est au centre du travail de Renger-Patzsch. Pour lui, la photographie est « plus précise et plus objective que la main de l’artiste », ce qui lui permet d’obtenir des images d’une grande exactitude, de restituer les effets de la matière et de révéler la structure de la nature. Le recours à un protocole strict met en évidence les qualités graphiques et esthétiques des végétaux autant que celles de la photographie en elle-même.

Albert Renger-Patzsch publie en 1928 Le Monde est beau, dans lequel il livre sa vision du monde à travers cent photographies, prises entre 1922 et 1928. Cet ouvrage est influencé par la biosophie, théorie philosophique fondée par Ernst Fuhrmann, qui associe l’homme à son environnement. L’agencement des images suit une évolution, depuis le monde naturel jusqu’aux transformations liées aux activités humaines et au développement industriel. Aux photographies de végétaux datant des premières années de sa carrière, succèdent des images du milieu animal et de l’interaction de l’homme avec ce dernier.

Dans ces trois photographies, Albert Renger-Patzsch s’attache à mettre en avant les spécificités de la photographie et particulièrement « son aptitude à restituer la magie de la matière ». Lorsqu’il photographie une couleuvre, le cadre se trouve rempli par le motif des écailles, jouant ainsi avec le gros plan, la fragmentation et la précision du médium photographique. Si la photographie du babouin s’apparente à un portrait, laissant apprécier, par la netteté, le volume et la qualité de la fourrure qui tapisse également le cadre, la pêcheuse de crevettes apparaît quant à elle de dos. Reprenant une photographie de son travail dans les îles Haligen, Albert Renger-Patzsch privilégie ici le motif du filet, l’outil de travail créant un écran entre le spectateur et la personne photographiée. Ces partis pris accentuent particulièrement l’effet de planéité de l’image photographique.

Le livre est organisé selon des associations thématiques mais aussi formelles. Ces trois images poursuivent donc le thème de l’eau, aperçu précédemment en arrière-plan de la Pêcheuse de crevettes, qu’elles présentent sous deux états, d’abord liquide, puis solide sous forme de glace et de neige. Albert Renger-Patzsch s’intéresse par ailleurs aux rapports de formes : des lignes verticales rythment chacune de ces photographies. Ces rapprochements reposent non seulement sur la structure même des sujets photographiés (les roseaux, les stalactites de glace et les troncs d’arbres) mais aussi sur le travail photographique. Les choix de cadrages et de point de vue, de même que le jeu des contrastes du fait de la transposition en noir et blanc, mettent particulièrement en évidence la répétition des lignes. La photographie, acte par lequel l’homme transforme le réel en objet, permet ainsi de produire de nouvelles associations de formes, de matières, d’effets et d’idées. Des associations qui sont autant poétiques que réflexives. En effet, ces trois photographies, en révélant la structure répétitive de la nature, suggèrent également la nature intrinsèque du médium, en tant que reproduction du réel et comme image reproductible.

Ce livre est aussi conçu comme un « Abécédaire » de la photographie à partir de ses spécificités. Renger-Patzsch écrit dans un texte intitulé « Objectifs » en 1927 : « Laissons donc l’art aux artistes et efforçons-nous de créer, avec les moyens de la photographie, des images capables d’exister par leurs qualités photographiques – sans emprunter à l’art. » Le photographe met en évidence la façon dont le monde industriel imite la structure répétitive de la nature. Née avec le développement industriel, la photographie semble particulièrement adaptée pour en représenter les principales caractéristiques. Fondée sur la reproduction à partir de l’utilisation de la machine, tout comme l’industrie, elle transforme la matière du réel en objets qu’elle démultiplie, à l’image des fers à repasser pour chaussures.

La deuxième photographie, qui représente l’accumulation des embauchoirs destinés à la fabrication des chaussures, révèle le rôle fondamental de la matrice (forme ou moule) dans le processus industriel. Elle peut se comprendre comme une réflexion sur le statut analogue du négatif et de l’empreinte dans le domaine photographique. Enfin la troisième, à travers cette série de verres, saisit la spécificité de la nature de l’image photographique naissant d’un contraste d’ombre et de lumière. Elle met également en exergue la façon dont la photographie accroît notre perception. L’ombre projetée sur la table révèle en effet la structure de la matière même, le verre, invisible à l’œil nu, et celle de la photographie.

La verticalité qui retient l’attention d’Albert Renger-Patzsch dans ses photographies de végétaux et de certains objets manufacturés se décline à travers l’architecture des usines. La vue en contre-plongée sur ces cheminées, la répétition des lignes et le jeu entre le vide et le plein dans la composition de l’image suggère l’idée d’une élévation du regard vers ce monde nouveau, tout en soulignant son caractère imposant, où l’horizon disparaît au profit de ce nouveau découpage graphique de l’environnement. Les matériaux utilisés dans ces constructions modernes sont révélés par les différents plans de l’image, qui permettent d’appréhender les détails des structures en acier et en briques, et d’en révéler les formes. Le titre de l’ouvrage, Le Monde est beau, considéré par l’éditeur Kurt Wolff comme répondant le mieux aux exigences du marché, suscite alors des débats sur l’aspect esthétique de ces bâtiments et de leurs productions industrielles. Renger-Patzsch se défend de ce choix, exprimant sa préférence pour Les Choses, qui renvoie au sujet du livre et à sa volonté de transformer par la technique les éléments du monde naturel et moderne en « objets » photographiques. Ce titre, choisi par le commissaire de l’exposition Sérgio Mah pour l’ensemble des œuvres présentées, met l’accent sur la cohérence de la démarche Renger-Patzsch tout au long de sa carrière.

La dernière photographie du livre présente deux mains l’une contre l’autre. Leur disposition peut évoquer une architecture et les contrastes de noir et blanc la structure en négatif des cheminées de l’usine. Elles peuvent aussi rappeler la forme des bourgeons et des fleurs présentés au début du livre. Les relations de formes et de structures mis en avant par l’acte photographique traversent ainsi l’ensemble du livre. Ces mains réaffirment également la place de l’homme dans le monde et son évolution jusqu’à l’ère industrielle. Le photographe évoque ainsi le rôle de la main dans ces transformations et dans la construction des formes, y compris dans l’acte photographique. Par le geste de la prière, ces mains figurent la spiritualité et rappellent un dessin célèbre d’Albrecht Dürer datant de 1508 (Vienne, Albertina). Thomas Mann, saluant le travail d’Albert Renger-Patzsch, écrit dans un article publié à la fin de l’année 1928 dans le Berliner Illustrirte, qu’avec ce livre, la photographie atteint le rang de l’art : « Repérer un élément précis, objectif, dans l’agitation d’un univers d’apparences, le choisir, l’isoler, le valoriser, l’aiguiser, lui conférer un sens, une âme – l’art, l’artiste, n’ont-ils jamais rien fait d’autre ? ». Le choix de publier cette image à la fin du livre constitue en effet, pour Albert Renger-Patzsch, un manifeste pour défendre et affirmer la nature artistique de la photographie.

En 1929, Albert Renger-Patzsch s’installe dans la région de la Ruhr. Il va y mener un projet personnel sur la représentation du paysage et ses transformations avec le développement industriel. Cette photographie constitue en quelque sorte le « programme » qu’il se donne. Par le travail du cadrage, il compose son image à la fois en largeur et en profondeur. La partie gauche est occupée par le milieu rural et s’oppose au monde industriel à droite. La route sépare et relie à la fois ces deux espaces. Elle dessine aussi la perspective qui joint les trois plans de la composition. Le premier plan est occupé par la nature avec la terre et les végétaux, le second par la maison, une construction traditionnelle en pans de bois puis le troisième par le site industriel. La route fait ainsi le lien entre ces trois espaces mais représente également les transformations successives du paysage dans le temps, du passé, à l’avant, jusqu’à la modernité à l’arrière plan. Le photographe s’attache aux détails qui mettent en évidence ces mutations. Comme dans Le Monde est beau, il présente le bois sous sa forme naturelle (l’arbre à gauche de la route) et sa transformation par l’homme sous celle des poteaux électriques, à droite. De la même manière, il donne à voir l’élargissement récent de la route du fait de l’installation de l’usine et de ses nouvelles nécessités de communication. Albert Renger-Patzsch met ici en valeur les traces et les signes de la modernité de même que la capacité de la photographie à les rendre visible.

Cet assemblage de neuf photographies prises dans la région de la Ruhr en 1929 et 1930 crée un effet de montage, ce qui peut paraître surprenant par rapport à la façon dont est habituellement présentée l’œuvre d’Albert Renger-Patzsch. Cette proposition du commissaire d’exposition souligne un constat relatif au paysage allemand en pleine transformation industrielle : partout où se porte le regard, celui-ci rencontre la géométrie de nouvelles constructions symbolisant la modernité. Ces cheminées et structures métalliques s’opposent aux lignes des habitations traditionnelles et semblent les engloutir. L’horizontalité admise des vues de paysages est ici remise en cause par les formes des constructions industrielles : ces nouveaux objets photographiques déterminent le format de l’image. De cet ensemble se dégage une certaine tension, provoquée par la rencontre et la rupture entre le monde vernaculaire, héritage intemporel, et un contexte industriel récent. Des éléments de nature persistent au premier plan. Les animaux d’élevage sont séparés de l’industrie par la frontière de l’embouchure de la Ruhr tandis que l’étendue de neige masque à peine les traces des activités humaines qui structurent graphiquement le lointain. La luminosité du ciel est modifiée par les traînées de fumée blanche qui opacifient l’horizon, mettant particulièrement en valeur les contrastes et les noirs très denses des charbonnages.

L’étude de la structure verticale du monde industriel amène Albert Renger-Patzsch à s’intéresser à ce château d’eau. L’utilisation de matériaux modernes permet l’émergence de nouvelles structures dans le paysage et leur confère des formes plus géométriques et sculpturales. Le choix de centrer le sujet, du point de vue en contre-plongée et de faire coïncider le sommet du château d’eau avec la partie supérieure du cadre met en évidence l’intention formelle du photographe. L’image est en effet construite comme un emboîtement de formes géométriques. Une série de triangles (l’herbe, la terre, les buissons et l’ombre du poteau) constitue le socle d’une sculpture composée de volumes : le pied en forme de cône est surmonté d’un cylindre, le réservoir, lui-même support d’une pyramide. Cette photographie témoigne de l’influence qu’a pu avoir Renger-Patzsch sur le travail de Bernd et Hilla Becher qui, à partir des années 1950, ont commencé à inventorier le patrimoine industriel allemand menacé d’obsolescence. Marqués par la Nouvelle Objectivité, ils répondent aussi à un protocole strict qui apparaît clairement dans leur livre « Sculptures anonymes » en 1970 et dans leurs installations typologiques – auxquelles l’ensemble des photographies de Renger-Patzsch autour des cheminées fait directement écho. Il s’agit, pour le commissaire de l’exposition, de mettre en lumière le travail d'Albert Renger-Patzsch comme source d’inspiration majeure pour l’« école de Düsseldorf » tant dans la représentation du paysage que dans son approche des notions d’objectivité et de sérialité.

Dans la région de la Ruhr, Albert Renger-Patzsch réalise de nombreuses photographies de commandes pour des industriels entre les années 1930 et 1950. Si la prise de vue à la chambre photographique ainsi que le jeu des ombres mettent en avant la grandeur et la « solidité » de l’industrie allemande, ces images semblent néanmoins exemptes de toute valeur promotionnelle. Le photographe semble avant tout poursuivre sa réflexion sur le médium et son esthétique propre. Ainsi, la représentation du sujet s'éclipse derrière un jeu de formes et des contrastes, transformant cette architecture fonctionnelle en sculptures et en compositions plastiques.

C’est sans doute ce qui explique les critiques de ses contemporains lui reprochant une esthétisation du réel. Bertolt Brecht affirme en effet que « moins que jamais, la simple “reproduction de la réalité” ne dit quoi que ce soit sur cette réalité. Une photographie des usines Krupp ou de l’A.E.G. ne nous apprend pratiquement rien sur ces institutions ». Walter Benjamin, pour sa part, le condamne au nom de la réalité sociale du milieu industriel de l’entre deux-guerres, affirmant qu’il parvient « à faire de la misère elle-même [...], un objet de plaisir ». Si ces jugements s’expliquent en grande partie par le titre donné à son livre phare, Le Monde est beau, ils ne tiennent pas compte de la démarche de Renger-Patzsch qui continue d’interroger la différence entre la perception humaine et la perception mécanique, notamment par le travail de cadrage et le redressement des verticales.

L’intériorité des machines et les indices relatifs à leur fonctionnement sont révélés ici à partir de détails. Les nouveaux matériaux que sont le fer, l’acier et le métal sont particulièrement mis en valeur. La confrontation d’une certaine linéarité avec des formes circulaires insuffle l’idée du mouvement, accentuée par le jeu de la lumière sur ces surfaces. Ces motifs sont prégnants dans le travail d’Albert Renger-Patzsch, mais aussi plus largement dans le contexte des arts visuels de l’entre-deux-guerres. Le cinéma, dont les images sont enregistrées mécaniquement par une machine, qui par ailleurs se dote d’un moteur électrique remplaçant le mouvement manuel de la manivelle, saisit de façon particulièrement pertinente cette idée d’un monde en mutation. Les avancées technologiques permises par ces mécanismes sont saisies par d’autres machines. Metropolis (1927) de Fritz Lang, L’Homme à la caméra (1929) de Dziga Vertov ou Les Temps modernes (1936) de Charlie Chaplin reprennent chacun, avec une esthétique et une pensée de la modernité très différentes, les leitmotivs de l’engrenage, de la machine, de l’usine et du rapport de l’ouvrier à ces derniers. Si le corps humain tend à disparaître dans les images fixes d’Albert Renger-Patzsch au profit des structures architecturales industrielles ou des gros plans d’engrenages, la question de la vision du spectateur, transformée par l’œil mécanique de l’appareil de prise de vue, reste centrale.

En 1943, Albert Renger-Patzsch documente les conséquences des bombardements alliés sur la ville d’Essen. Les façades et les toits des habitations domestiques éventrées créent un amoncellement de lignes brisées dans le cadre, témoignant du chaos et de la désolation. Cependant, l’arrière plan des photographies laisse entrevoir la persistance d’une vie industrielle, comme en témoigne la fumée qui s’échappe des cheminées. L’architecture traditionnelle pourtant fragile des églises semble également préservée, quelques clochers se détachent faiblement dans l’opacité du ciel. Le paysage de l’Allemagne en plein conflit mondial se définit à partir des deux pans déjà présents dans Le Monde est beau : d’une part les valeurs traditionnelles et les constructions qui les célèbrent et d'autre part les hautes tours du monde industriel. Les conséquences matérielles sont aussi perçues et mesurées d’un point de vue humain, certaines silhouettes deviennent même le point central de la composition photographique. Entre 1940 et 1943, Renger-Patzsch poursuit son travail de commande, notamment pour le groupe paramilitaire nazi de construction Todt en photographiant le mur de l’Atlantique. Son regard sur cette période semble emprunt de distance, bien qu’il la qualifie ainsi en 1962 : « Le Troisième Reich, avec ses constantes inquiétudes, n’est rien d’autre, dans mon souvenir, que l’attente d’une fin terrible. Une fois le cauchemar terminé, je décidai de vivre de la manière la plus indépendante et retirée possible. »

Aux photographies d’Essen bombardée en 1943 répondent des paysages enneigés qui témoignent du retour à la nature d’Albert Renger-Ratzsch et de son installation dans la région rurale de Wamel, après la Seconde Guerre mondiale. Alors qu’une grande partie de ses archives conservées au musée Folkwang sont détruites, il poursuit ses travaux de commande, mais débute aussi un projet personnel lié à l’environnement naturel de son lieu d’habitation et qu’il mène jusqu’à la fin de sa vie. La neige a la particularité de niveler, d’atténuer voire d’effacer les transformations du paysage et les interventions humaines. Cette sensation d’un temps figé, en suspens, renforcée par la pellicule blanche qui recouvre le sol, contraste avec les bâtiments éventrés de la ville d’Essen. Nous retrouvons néanmoins la question de l’organisation du paysage par l’homme à travers l’alignement des arbres et des clôtures en bois dans une répétition de motifs qui se perdent au loin. Ceux-ci guident le regard du spectateur vers l’horizon, la délimitation entre le ciel et le sol enneigé n’est perceptible que par ces fines lignes verticales. Si la présence de l’homme est tangible, aucune trace cependant du monde moderne. Rappelant ceux d’Haligen en 1927, ces paysages se maintiennent hors de l’industrialisation. La question de la délimitation d’un territoire, particulièrement prégnante après guerre, est ici révélée par les tentatives de maîtrise des espaces et la création de frontières matérielles.

Cette photographie appartient à une série qu’Albert Renger-Patzsch réalise sur les arbres et qui donne lieu à la publication d’un livre intitulé Baüme [Arbres] en 1962. Si certaines images de forêts rappellent, par leur aspect répétitif, sa démarche des années 1920, une approche plus méditative se dessine ici. Les variations de lumière ainsi que la déclinaison d’un sujet au fil des saisons esquissent une réflexion nouvelle sur le temps. La nature devient un lieu de promenade et de contemplation, un refuge où Albert Renger-Patzsch puise son énergie. Dans ses représentations, elle paraît moins régulière, plus désordonnée, matérielle et organique. Elle exprime davantage sa subjectivité de marcheur et de photographe confronté à un sujet complexe qui nécessite l’abandon de ses principes premiers d’« objectivité ». La restitution sensorielle des atmosphères, l’aspect graphique de ces images dessinant des silhouettes solides ainsi que l’expression de la petitesse de l’homme face à la puissance de la nature confèrent à ces paysages une dimension métaphysique, très largement empreinte du romantisme de Caspar David Friedrich. Comme lui, le photographe s’attache à dépeindre une nature vierge de tout assaut humain et intemporelle. Dans une lettre à l’écrivain Ernst Jünger, auteur du texte qui accompagne ses photographies, il note qu’il avait songé à placer en exergue de son livre cette citation de Bernard de Clairvaux : « Tu trouveras davantage dans les forêts que dans les livres. Les arbres et les pierres t’apprendront ce qu’aucun maître ne te dira ».

Les travaux qui l’occupent durant la dernière période de sa vie prolongent l’idée d’une temporalité plus étendue, un temps géologique marqué par la modification naturelle du paysage. un temps géologique qui n’est plus marqué par la présence de l’homme et les transformations industrielles, mais par la modification naturelle du paysage. L’érosion découpe et sculpte la surface de la roche, révélant les stries et les aspérités que renforcent les contrastes de l’image photographique. Les lignes obliques remplacent la verticalité des bâtiments industriels, le caractère plein et entier de la structure de la pierre s’oppose à une matière qui tend à l’effritement. Dans l’ensemble de ces trois photographies, le cadre, d’abord partiellement occupé par les structures rocheuses, permet de donner une idée d’échelle ou de repères spatiaux, puis le fragment de ciel se réduit à un triangle en haut à gauche du cadre, avant de disparaître complètement. La totalité du cadre est rempli par les lignes sinueuses des mécanismes de plissement, transformant cette surface minérale en composition abstraite. Le craquèlement et les différentes strates sont révélés dans une coulée organique, en même temps que le rythme propre de ces éléments, dont les changements dépassent de loin la temporalité de la vie humaine. Le caractère imprévisible de la nature, sa rigidité ou sa souplesse, retient l’attention de Renger-Patzsch, qui collabore avec l’écrivain Ernst Jünger et le géologue et paléontologue Max Richter pour la publication de Gestein [Roches] en 1966.

À côté des phénomènes naturels qui altèrent ou métamorphosent la structure de l’environnement, Albert Renger-Patzsch s’intéresse toujours aux transformations effectuées par l’homme. Dans ces deux photographies de carrières, les contrastes d’ombre et de lumière ainsi que l’attention portée aux nuances des valeurs de gris révèlent les traces liées à la transformation de la matière. Comme dans Le Monde est beau, les formes semblent se répondre entre les deux images, soulignant la relation physique entre la paroi et le bloc de marbre. Ces deux photographies s’inscrivent dans le projet personnel d’Albert Renger-Patszch de renouveler le genre du paysage mais aussi dans ses réflexions autour du medium photographique. Ainsi, le paysage qui se dessine à la surface du morceau de marbre fait écho à celui dans lequel il est inscrit et sa forme rectangulaire rappelle le cadre photographique qui l’enserre. L’acte d’extraction qui constitue l’essence même du travail du carrier renvoie à celui du photographe qui, à son tour, par le cadrage, prélève et déplace un fragment du réel. Enfin la surface plane de la roche et les traces qu’elle présente évoquent la planéité de l’objet photographique et sa nature même en tant qu’inscription de traces. Paysage dans le paysage, cette image est aussi une mise en abyme de la photographie comme acte de représentation et de transformation.
« Renger-Patzsch fut un photographe très prolifique et son œuvre traverse de multiples thèmes, typologies et genres. À une époque marquée par de profondes tensions politiques et de grands changements sociaux et économiques, le travail de Renger-Patzsch peut être perçu comme une plate-forme d’intersection entre la nature et la technologie, un moyen de réflexion sur les possibles liens et analogies entre un monde donné (la nature) et hérité (du passé, de la tradition) et l’inéluctable nouveau monde, transformé par l’homme, dont émergent les desseins de la culture moderne, urbaine et industrielle. » Sérgio Mah