Archive magazine (2009 – 2021)
Jean-François Chevrier : “Retours et actualité de Raoul Hausmann”
Raoul Hausmann s’est consacré principalement à la photographie pendant une dizaine d’années. Le corpus photographique (principal) est divisé clairement en deux périodes : la période allemande, de 1927 à 1933, et la période d’Ibiza. Mais sa biographie artistique recouvre un ensemble d’activités qui déborde largement la production photographique (ou ce qu’il en reste) de ces dix années. La question est de savoir s’il se pensait photographe. On peut aussi se demander, avec Cécile Bargues, comment il a vécu ou, plutôt, à partir de 1933, survécu.
S’il était resté en Allemagne, il n’aurait probablement pas survécu. Sa grande période photographique 1927-1936 s’interrompt quand il doit quitter Ibiza. Mais il a survécu aussi à l’effacement, à l’oubli. Le premier « retour » d’Hausmann, ce fut, en réalité, un retour posthume. Quand il est mort, en 1971, dans le refuge qu’il avait trouvé, en France, à Limoges, après avoir dû quitter Ibiza, il n’était pas encore vraiment sorti de l’oubli. Quelques anciens amis se souvenaient de lui. Mais c’est avec la redécouverte de Dada dans les années 1950, aux États-Unis et en Allemagne, qu’il a pu se rappeler, de loin, à ses contemporains.
La mort de Moholy-Nagy ne lui a pas permis d’aller travailler aux États-Unis. Il aurait enseigné. Mais je vois mal comment il aurait pu s’intégrer aux milieux de la photographie et se plier à la discipline de l’illustration. À Limoges, ou depuis Limoges, il a bien essayé de s’adapter à l’esthétique de la photographie dite « créative », c’est-à-dire à ce qui fut, dans les années 1950, le label d’une photographie d’auteur, dont les protagonistes vivaient généralement de la pratique de l’illustration. Il a participé à une exposition organisée en Allemagne par Otto Steinert. À Limoges même, il a essayé d’adapter d’anciennes recherches pour les rendre acceptables par les membres d’un photo-club.
Hausmann était peut-être devenu photographe en 1927 mais il n’a jamais essayé d’en faire sérieusement un métier. Cela demandait un opportunisme pour lequel il avait manifestement peu de prédispositions. Il s’est intéressé à la photographie, comme d’autres artistes, parce qu’elle participait à un redéploiement, on dirait aujourd’hui « transversal », de la culture artistique. En revanche, de 1927 à 1936, il s’y est intéressé très sérieusement, en trouvant les moyens de s’y consacrer.
Un petit rappel autobiographique. À la fin des années 1970, j’avais lu le livre de Michel Giroud, Raoul Hausmann. « Je ne suis pas un photographe », paru en 1975 ; j’avais été ébloui par les œuvres reproduites mais aussi par les textes et plus particulièrement celui qui avait inspiré le titre du livre : « Nous ne sommes pas des photographes ». Ce texte est extrait d’un texte allemand plus long, et Hausmann l’a traduit lui-même pour le publier dans Courrier Dada en 19581. Je m’étonnai que son auteur ait pu se consacrer à la photographie avec sérieux, application (même si cette orientation n’était pas parfaitement visible dans le livre de Giroud). Quand parut, dix ans plus tard, en 1986, le livre-catalogue de l’exposition présentée à Vienne par Monika Faber, Raoul Hausmann. Fotografien 1927-1933, l’énigme s’approfondit.
Dans le texte de 1921, le « Dadasophe » condamne la photographie en tant qu’instrument d’une appropriation esthétique – il n’emploie pas l’expression, mais elle résume bien son embarras et l’actualise. L’« appropriation esthétique », dont la photographie fut le premier instrument au temps proto-médiatique, est en effet le moteur psychosociologique de la compulsion d’enregistrement. Celle-ci privilégie le domaine des performances optiques, qui placent l’opérateur dans une posture distante de domination à fonction orthopédique. Hausmann dénonce « une vision surcompensatoire ». La photographie est à ses yeux le symptôme d’un handicap spirituel de l’être humain. Celui-ci, dit-il, compense son handicap en soumettant le monde aux paramètres de la mesure mécanique induite par l’objectif photographique. Les artistes doivent au contraire favoriser une expérience émotionnelle de l’espace.
Comment l’auteur de cette critique a-t-il pu se consacrer, six ans plus tard, à la photographie ? Cette question et la réponse qu’on lui apporte demeurent le centre névralgique de l’actualité d’Hausmann artiste-philosophe et photographe. J’ai déjà essayé de répondre à la question dans l’essai que j’ai rédigé pour l’exposition itinérante de 1994. Je n’avais pas lu Hylé à l’époque. En revanche, je m’étais intéressé d’assez près, grâce à Bartomeu Mari et surtout à Philippe Rotthier, à l’architecture vernaculaire d’Ibiza. La découverte de cette architecture, sur place, m’a beaucoup aidé, autant que la découverte du fonds d’images conservé à la Berlinische Galerie.
Je dois préciser que je m’intéressais alors à l’histoire des représentations du paysage et de l’architecture dans le paysage. Je situais les meilleures réussites récentes, en particulier l’œuvre de Robert Adams, dans une continuité depuis le dix-neuvième siècle. J’admirais et j’admire toujours l’œuvre d’Henri Le Secq. Les travaux photographiques d’Hausmann, comme ceux de Le Secq, procèdent d’une étude de la nature qui est aussi, simultanément, une étude de la photographie. Je n’ai jamais compris que l’on puisse isoler la photographie des années 1920 et en faire une sorte d’âge d’or moderniste en ignorant le dix-neuvième siècle. En revanche, je pensais et je pense toujours que l’instrument photographique est un recours pour des artistes indépendants, qui n’acceptent pas les diktats et les conventions artistiques de leur temps.
Aujourd’hui encore, la photographie pourrait être une alternative à la corruption intellectuelle de l’art dit « contemporain » (médiatisé), et, par là, une alternative éthique et politique. Je le constate par exemple dans le travail de Santu Mofokeng (né en 1956) ou dans celui d’Ahlam Shibli (née en 1970), ou encore chez LaToya Ruby Frazier (née en 1982), ou chez Claire Tenu (née en 1983). Récemment, bien d’autres photographes se sont explicitement référé-e-s à Hausmann. Chez Marino Ballo-Charmet (née en 1952), c’est l’expérience de la vision périphérique qui fait directement écho à la notion de « sensorialité excentrique » avancée par Hausmann.
Malheureusement, trop de photographes en mal de reconnaissance alimentent aveuglément les poncifs de la sous-culture picturale ambiante. Les magazines illustrés ont, certes, perdu leur ascendant, mais les normes de la belle image sur papier glacé perdurent et se sont même renforcées, tandis que les critiques de photographie se croient obligé-e-s de souscrire à une norme néo-pop ou pseudo « vernaculaire ».
Quoi qu’il en soit, en 1993, deux choses étaient claires. Premièrement, Hausmann s’est intéressé sérieusement à la photographie parce que c’était la seule façon de relâcher l’emprise des normes qu’il avait dénoncées dans le texte de 1921. Il s’est intéressé à la photographie et l’a pratiquée pour surmonter les mécanismes psychologiques de l’appropriation esthétique, et pour s’emparer d’une technique dont la prétendue objectivité ne produit généralement qu’une falsification de l’expérience perceptive et spirituelle. Au fond, la photographie était pour lui, comme la langue, la meilleure et la pire des choses. Cette analogie explique d’ailleurs qu’il ait mené, parallèlement à la photographie, une pratique d’écriture expérimentale, qui a conduit à Hylé (écrit entre 1933 et 1958). Dans la postface qu’elle a donnée à la traduction du roman, Adelheid Koch-Didier cite une note de 1963 (23.2.63) qui commence ainsi :
La langue, lorsqu’il fut possible de se dégager du geste et du bégaiement, fut entièrement soumise à l’ambition humaine de dominer les choses, les objets et de les classifier ; elle dont l’articulation irrationnelle, prélogique et spontanée était émotionnelle, fut transformée en une méthode qui permettait de prendre possession de l’environnement.
Deuxièmement, bien qu’il ait vécu à Berlin et participé aux activités de Dada dans cette ville allemande (prussienne) et cosmopolite, Hausmann s’est toujours défié de la culture des métropoles. Comme j’ai essayé de l’expliquer dans l’essai de 1994, il a systématiquement évité de participer à la célébration de la métropole moderniste, industrielle, américanisée. Sur ce point, il rejoint le Hongrois Brassaï qui a préféré Paris à Berlin, la ville d’Atget et du surréalisme à la capitale des constructivismes. Hausmann a vécu quelques mois à Paris mais il ne s’y est pas installé. En revanche, à Berlin, il n’a pas exploité la veine de la vie populaire représentée par l’Atget berlinois, Heinrich Zille.
Finalement, parmi les dadaïstes berlinois, Hausmann fut le seul qui, pendant les années 1920, prit au sérieux la photographie directe (straight), telle qu’elle était pratiquée par August Sander et Albert Renger-Patzsch, entre autres ; le seul qui pensa à la fois enregistrement, description, contemplation. Il s’est intéressé à la photographie quand il s’est détourné de la vie berlinoise. Il avait interprété l’expérience de la vie urbaine dans ses collages (tel Tatline at Home, 1920), puis il s’est détourné de la Grande Ville.
Parmi les artistes de la mouvance dada et constructiviste, il est celui et le seul qui se soit opposé à l’idée de la Großstadt, et cela sans souscrire à un imaginaire de la Grande Nature ou à une idéalisation de la campagne, que l’on trouve par exemple chez Albert Renger-Patzsch. La Großstadt fut l’image-aimant des artistes modernistes (progressistes) allemands pendant les années 1920. Mais elle fut également le repoussoir des idéologues de la Heimat, c’est-à-dire d’un idéal de la nature vernaculaire comme patrie d’origine, pays natal. Hausmann a tout fait pour éviter cette bipolarisation. Il voulait éprouver « la réalité spirituelle » (l’expression apparaît dans « Nous ne sommes pas des photographes ») sans subir cet effet de tenaille. Hausmann a opposé, sans concession, la contemplation à la compulsion de l’appropriation esthétique. Cela me semble, je le répète, la base de toute éthique photographique.
Surgit toutefois une seconde énigme. Comment cette admirable propédeutique a-t-elle pu composer avec le caractère extraordinairement égocentrique et quelque peu exhibitionniste du personnage ? Vera Broïdo a raconté « à quel point Hausmann devenait aimant et facile dès qu’il prenait l’appareil »2. Nik Cohn, son fils, se souvient :
Elle adorait décrire la manière qu’avait Hausmann de danser, sa façon de choisir un objet au hasard – une chaise, un vase, un galet sur la plage – puis d’improviser une danse autour, parfois des heures durant. Pour elle, c’était quand il dansait, ou quand il photographiait, que Hausmann apparaissait dans ce qu’il avait de plus sensible et de plus humain, sans ce besoin compulsif de dominer dont il pouvait faire preuve à d’autres moments.
La rencontre de Vera Broïdo a stimulé et précipité l’intérêt d’Hausmann pour la photographie descriptive, puisqu’ils se sont rencontrés en 1927, l’année où il inaugura cette activité. Pour lui, la contemplation était une forme sublimée de l’érotisme ; elle permettait de diffuser l’expérience du corps aimé dans l’environnement, de faire apparaître les métaphores érotiques dans la morphologie du paysage : les plis, les ondulations, les frissons de la nature. Cette teneur érotique de l’expérience contemplative fut chez lui la voie d’accès au lyrisme photographique.
Il faut aussi faire la part de l’idéalisation du moi qui accompagne le mécanisme de sublimation. Hausmann s’était forgé une image exaltée de lui-même. Cela lui permit de considérer que le véritable lyrisme ne peut être que protestataire, opposé au statu quo social, ou conforme à l’expérience commune, ou, mieux, les deux à la fois. Il était sans doute convaincu qu’il n’y a de vrai lyrisme que du commun, émancipé des tropismes idiosyncrasiques. Cela convenait à l’idée expansive qu’il se faisait de lui-même. À Berlin, il rejeta le pathos expressionniste (comme tous les protagonistes de Dada) et cultiva l’indifférence du dandy. Après Dada, il rédigea et cosigna, avec Hans Arp, Ivan Pougny et Moholy-Nagy, l’« Appel pour un art élémentaire », qui parut dans De Stijl en 1921. Son intérêt pour la photographie procède de cette logique.
Contemplation et lyrisme communiquent comme l’image et la parole. Dans la mesure où elle recoupe l’attention, la contemplation peut contribuer à une visée de connaissance. Cette visée sous-tend le travail d’investigation anthropologique mené à Ibiza. Quant à la parole lyrique, dans la culture allemande, elle fut toujours, depuis le premier romantisme, empreinte de spéculation philosophique. Cela se vérifie chez Hausmann. Dans Hylé, il a reconnu lui-même une « hypertrophie du je »3. Mais il se défiait des particularités idiosyncrasiques. Il cherchait à saisir une réalité commune.
La solution, c’était le mythe, la forme mythique, qui devait désorienter et réorienter le mécanisme de « surcompensation » dénoncé en 1921. La forme mythique permet d’intégrer les idiosyncrasies en vue d’un lyrisme du commun (ce fut le coup de génie de Joyce). Fondée sur l’observation du comportement animal, en particulier le sens de l’orientation chez les abeilles, la théorie de l’optophone se rattache au projet d’établir de nouvelles relations du corps, qui permettraient d’intégrer la sensorialité excentrique aux pulsions optiques. Hausmann ne fut pas le premier à vouloir réconcilier l’imaginaire mythologique et l’étude scientifique des phénomènes psychosensoriels.
Mais, pour un artiste qui essaie de s’exprimer à la première personne, en laissant venir d’autres voix, sans forcer la sienne, le mythe est une manière de construction ou reconstruction biographique. Quand il prenait des vues d’un paysage, Hausmann pensait « espace vécu », il pensait à ce que Pierre Kaufmann a appelé « l’expérience émotionnelle de l’espace ». Cette expérience, qui implique le corps propre et la proprioception, soit une perception infra-visuelle, peut être dansée : Hausmann se voulait un artiste-philosophe dansant. Mais, dès lors qu’elle rencontre un objet et qu’elle est inscrite, écrite ou photographiée, l’expérience proprioceptive acquiert une forme visuelle (« objective ») et prend un tour littéralement bio-graphique, « bio » désignant la vie en général autant qu’une vie, une vie particulière. La mythologie est alors une affaire individuelle autant qu’une forme de représentation collective. Cela est lisible dans Hylé, mais aussi dans le corpus photographique (et le mot corpus prend ici sa juste résonance).
Chez Hausmann, la description photographique est aussi une psychobiographie. On peut distinguer deux motifs saillants, qui correspondent aux deux périodes du corpus photographique : le littoral et la maison, soit les paysages de dunes de l’île de Sylt et d’une côte de la Baltique (Jershöft, aujourd’hui Jaroslawiec, en Pologne), puis la maison paysanne d’Ibiza. Deux autres motifs, plus restreints, sont investis d’une forte charge symbolique, puisqu’ils renvoient l’un et l’autre à l’idée de la photographie comme écriture de la lumière. Ce sont la plante ou l’herbe sauvage, qui exprime la vivacité du monde végétal régi par l’héliotropisme, et la tourbière, c’est-à-dire la terre humide, qui condense une figuration quasiment allégorique de la matrice photographique. La tourbière est le chaudron de la lumière : la lumière crépite, l’eau devient du feu vivant.
Le littoral, c’est la rencontre de la terre et de la mer. C’est aussi, comme l’a signalé Lacan, et comme on en trouve la déclinaison dans l’Ulysses de Joyce, le littéral, letter (la lettre) et litter, qui peut être à la fois la litière (la plage où l’on s’allonge) et le débris, le détritus (tout ce que la mer rejette sur la plage). Quant à la maison, rattachée à l’idée d’abri, une des plus belles évocations qu’en ait données Hausmann est une invocation, une action verbale (plutôt qu’une image) : c’est, dans Hylé, le poème consacré à Ca’n Palerm, où l’on peut lire notamment :
Sala blanche, très-haut coquillage
Coquille calcaire où la vie ouvrage
[…]
Ancienne mer, ondoiement d’eau
Les fleuves Cambriens
affluent sur Gal
se répandent dans Ca’n Palerm :
descend, colonne d’air
dans les ténèbres
du ventre maternel
[…]
Bloc de glace, cube de rêve
du piso, construit en
dix-huit cent
trente-quatre
Ta fraîcheur calcaire, sereine
sur deux étages
Lieu de vie, vie rêvée […]4
Le recul d’un siècle, 1834 pour 1934 ; la maison-coquillage comme idéal d’une architecture à la mesure du corps – on pense à Francis Ponge –, mais aussi le lointain géologique, l’envahissement du flux immémorial ; ces éléments contradictoires participent de l’espace-temps mythique du roman, dans la mesure où le mythe a pour fonction de lier les contraires. En réponse à « l’hypertrophie du je », l’invocation du lieu de vie rêvé(e) permet l’expansion lyrique du sujet, dans le déploiement métaphorique de l’expérience proprioceptive.
L’oubli et le retour sont inscrits dans une biographie transformée en mythe personnel. Hausmann avait entrepris de réintroduire dans l’histoire une « île oubliée ». Il s’y était rendu pour fuir la terreur nazie. Mais il fut rattrapé par le cauchemar de l’histoire, et il subit à son tour l’épreuve de l’oubli. Resserré sur la période 1927-1936, le corpus photographique constitue une sorte d’îlot (et un territoire partiellement englouti) dans une histoire des avant-gardes entre les deux guerres. Finalement, l’actualité d’Hausmann tient peut-être encore à une question. Un être humain est-il une île ?
Jean-François Chevrier
Historien de l’art, commissaire d’exposition, Jean-François Chevrier est professeur à l’École des beaux-arts de Paris depuis 1988. Auteur de nombreux essais sur les rencontres entre art et littérature, sur l’art moderne (photographie comprise), l’art depuis les années 1960, l’espace public et l’architecture, il a également accompagné le travail d’artistes très divers. Les Éditions L’Arachnéen ont publié sept volumes de ses écrits, dont L’Hallucination artistique. De William Blake à Sigmar Polke (2012) et Œuvre et activité. La question de l’art (2015). Expositions récentes : « Formes biographiques » (Musée Reina Sofía, Madrid et Carré d’art, Nîmes, 2014-2015) et « Agir, contempler » (Musée Unterlinden, Colmar, 2016).
« Raoul Hausmann. Un regard en mouvement. »
La sélection de la librairie
Raoul Hausmann : « La photographie moderne comme processus mental »