Archive magazine (2009 – 2021)

Sally Mann & Marc Pataut, regards croisés

Parcours commentée dans les expositions

Cécile Tourneur et Ève Lepaon commentent quatre photographies de Sally Mann et de Marc Pataut, qui par leur choix formels, leurs teintes et leurs sujets, résonnent curieusement. Les intentions, les lieux et les dispositifs des deux photographes peuvent être aux antipodes, il n’empêche : une rêverie poétique se glisse dans la trame des images, dans l’étoffe de l’habit comme dans l’écorce de l’arbre, et persiste quand on ferme les yeux.

Marc Pataut, Christophe Frigerio, Lycée technique Voillaume, Aulnay-sous-Bois, vendredi 7 juin 1991, Projet Aulnay-sous-Quoi ?

Le jeune homme pose les yeux clos. L’ombre et la lumière sculptent son visage et révèlent le grain de sa peau. Le léger flou de l’image vient l’animer et restituer son intensité intérieure. Si le spectateur peut scruter cette surface, il ne peut cependant qu’imaginer l’objet de ses pensées. En 1990, Marc Pataut, photographe français né en 1952, est en résidence au lycée Voillaume à Aulnay-sous-Bois. Il photographie des élèves en difficulté scolaire dans le cadre d'un dispositif spécifique. La professeure de français leur a proposé un travail d’expression littéraire à partir de la lecture de lettres de jeunes résistants condamnés à être fusillés en 1943. L’exercice de la lecture, l’interprétation personnelle et le travail d’écriture des élèves confèrent une force particulière aux images. La question est : un visage peut-il valoir pour un autre ? Le visage d’un lycéen d’aujourd’hui peut-il représenter l’un des fusillés d’hier ? Marc Pataut met en place un ensemble de procédures simples : chaque élève est photographié à la chambre, en gros plan, les yeux ouverts puis fermés. Ce dispositif, de même que le temps passé avec chacun, crée une relation de proximité et permet d’extraire les élèves de leur contexte. Alors que le portrait souvent « incrimine » et assigne un statut social ou une identité comme le dit Marc Pataut, il propose ici une autre démarche. Chacun peut ainsi rentrer en lui-même et s’affranchir du regard extérieur pour s’affirmer en tant qu’individu. Chaque portrait est chargé d’histoires : celles des fusillés et les siennes propres. Et même si nous ne (re)connaissons pas ces visages et que ces corps ne nous disent rien de ces histoires, chacun des portraits de Marc Pataut ne cesse de nous renvoyer à notre propre identité, à notre histoire et à notre image. Les photographies de Marc Pataut semblent moins constituer un ensemble de traces immuables que de fragiles surfaces de projections.

Ève Lepaon

Le jeune homme pose les yeux clos. L’ombre et la lumière sculptent son visage et révèlent le grain de sa peau. Le léger flou de l’image vient l’animer et restituer son intensité intérieure. Si le spectateur peut scruter cette surface, il ne peut cependant qu’imaginer l’objet de ses pensées. En 1990, Marc Pataut, photographe français né en 1952, est en résidence au lycée Voillaume à Aulnay-sous-Bois. Il photographie des élèves en difficulté scolaire dans le cadre d’un dispositif spécifique. La professeure de français leur a proposé un travail d’expression littéraire à partir de la lecture de lettres de jeunes résistants condamnés à être fusillés en 1943. L’exercice de la lecture, l’interprétation personnelle et le travail d’écriture des élèves confèrent une force particulière aux images. La question est : un visage peut-il valoir pour un autre ? Le visage d’un lycéen d’aujourd’hui peut-il représenter l’un des fusillés d’hier ? Marc Pataut met en place un ensemble de procédures simples : chaque élève est photographié à la chambre, en gros plan, les yeux ouverts puis fermés. Ce dispositif, de même que le temps passé avec chacun, crée une relation de proximité et permet d’extraire les élèves de leur contexte. Alors que le portrait souvent « incrimine » et assigne un statut social ou une identité comme le dit Marc Pataut, il propose ici une autre démarche. Chacun peut ainsi rentrer en lui-même et s’affranchir du regard extérieur pour s’affirmer en tant qu’individu. Chaque portrait est chargé d’histoires : celles des fusillés et les siennes propres. Et même si nous ne (re)connaissons pas ces visages et que ces corps ne nous disent rien de ces histoires, chacun des portraits de Marc Pataut ne cesse de nous renvoyer à notre propre identité, à notre histoire et à notre image. Les photographies de Marc Pataut semblent moins constituer un ensemble de traces immuables que de fragiles surfaces de projections.

Ève Lepaon

Sally Mann, Jessie #25, 2004, tirage gélatino-argentique, National Gallery of Art, Stephen G. Stein Employee Benefit Trust © Sally Mann

En 2004, Sally Mann, photographe américaine née en 1951, réalise une série de portraits de ses enfants intitulée Faces. Composés à la chambre photographique et cadrés en gros plan, ils donnent à voir chacun de leurs visages, comme s’ils étaient hors du temps. La lumière qui inonde le visage de Jessie et le temps de pose long confèrent à cette image une forme d’évanescence, entre apparition et disparition. Le recours à la technique ancienne du négatif verre au collodion humide, très utilisé par Julia Margaret Cameron, une des grandes références de Sally Mann, est perceptible dans les traces de coulures et de griffures apparentes à la surface de la photographie. L’image semble ainsi avoir traversé le temps, comme si elle revenait du passé. Elle apparaît aussi comme une empreinte tournée vers l’avenir. Elle fait en effet partie d’un ensemble de photographies que Sally Mann a réunies sous le titre « What Remains » [Ce qui reste]. En effet, ces portraits peuvent aussi évoquer des masques mortuaires destinés à conserver le souvenir du visage d’un mort. La pratique du moulage sur nature a longtemps été utilisée avant d’être remplacée par la photographie au XIXe siècle. L’empreinte chimique de la lumière sur la surface photosensible s’est alors substituée à l’empreinte directe en plâtre sur le visage. Si cette série évoque le lien étroit que la photographie entretient avec la mort, elle rappelle aussi que la peau est sensible à la lumière. Comme dans l’histoire du voile de Véronique, où la sainte utilise un linge pour conserver l’empreinte des traits du Christ, la surface de la photographie semble ici coïncider avec la peau de son modèle pour en garder le souvenir et surmonter son inéluctable disparition.

Ève Lepaon.

En 2004, Sally Mann, photographe américaine née en 1951, réalise une série de portraits de ses enfants intitulée Faces. Composés à la chambre photographique et cadrés en gros plan, ils donnent à voir chacun de leurs visages, comme s’ils étaient hors du temps. La lumière qui inonde le visage de Jessie et le temps de pose long confèrent à cette image une forme d’évanescence, entre apparition et disparition. Le recours à la technique ancienne du négatif verre au collodion humide, très utilisé par Julia Margaret Cameron, une des grandes références de Sally Mann, est perceptible dans les traces de coulures et de griffures apparentes à la surface de la photographie. L’image semble ainsi avoir traversé le temps, comme si elle revenait du passé. Elle apparaît aussi comme une empreinte tournée vers l’avenir. Elle fait en effet partie d’un ensemble de photographies que Sally Mann a réunies sous le titre « What Remains » [Ce qui reste]. En effet, ces portraits peuvent aussi évoquer des masques mortuaires destinés à conserver le souvenir du visage d’un mort. La pratique du moulage sur nature a longtemps été utilisée avant d’être remplacée par la photographie au XIXe siècle. L’empreinte chimique de la lumière sur la surface photosensible s’est alors substituée à l’empreinte directe en plâtre sur le visage. Si cette série évoque le lien étroit que la photographie entretient avec la mort, elle rappelle aussi que la peau est sensible à la lumière. Comme dans l’histoire du voile de Véronique, où la sainte utilise un linge pour conserver l’empreinte des traits du Christ, la surface de la photographie semble ici coïncider avec la peau de son modèle pour en garder le souvenir et surmonter son inéluctable disparition.

Ève Lepaon.

Sally Mann, Deep South, Untitled (Scarred Tree), 1998, Gelatin silver print. National Gallery of Art, Washington, Alfred H. Moses and Fern M.
Schad Fund © Sally Mann

L’intérêt de Sally Mann pour les techniques photographiques anciennes, en particulier le collodion humide, coïncide avec l’observation et la saisie photographique du territoire dont elle est originaire, la Virginie, puis les régions du Sud profond. Ces paysages sur lesquels le monde moderne ne semble pas avoir prise, l’incite à remonter le temps en s’inspirant des « portraits d’arbres » du photographe paysagiste du XIXe siècle Gustave Le Gray, qui révélait par les détails la puissance de la nature. Adoptant le même point de vue frontal, Sally Mann cadre une blessure qui semble encore béante sur la partie inférieure d’un tronc d’arbre. Si l’arrière-plan donne une perception floue, quasi onirique du paysage, renforcée par l’effet de vignettage, la précision obtenue par l’emploi du collodion permet de distinguer précisément les aspérités de l’écorce, ses veines. D’autres marques, plus légères, mais néanmoins gravées dans la matière, apparaissent sur la partie supérieure du tronc. Ces morsures n’ont pas entravé la croissance de l'arbre, dont on peut deviner l’âge avancé, qui semble presque avoir gagné en ténacité par ces écorchures successives. Ses racines épaisses qui s’enfoncent dans le sol sont cachées à notre vue, mais leurs prémisses au ras du cadre témoignent pour Sally Mann d’une réflexion sur le temps, l’histoire et plus intimement sur son attachement au Sud. Continuer à grandir, à avancer, en conservant les traces des blessures passées, les soigner sans les effacer. Si la figure humaine est absente des photographies réalisées dans ces États, elles contiennent en creux plus d‘un siècle d’événements et de luttes, de l’esclavage à la ségrégation, des combats pour les droits civiques des Afro-Américains aux injustices et difficultés toujours actuelles auxquelles Sally Mann se confronte à la fin des années 1990.

Cécile Tourneur

L’intérêt de Sally Mann pour les techniques photographiques anciennes, en particulier le collodion humide, coïncide avec l’observation et la saisie photographique du territoire dont elle est originaire, la Virginie, puis les régions du Sud profond. Ces paysages sur lesquels le monde moderne ne semble pas avoir prise, l’incite à remonter le temps en s’inspirant des « portraits d’arbres » du photographe paysagiste du XIXe siècle Gustave Le Gray, qui révélait par les détails la puissance de la nature. Adoptant le même point de vue frontal, Sally Mann cadre une blessure qui semble encore béante sur la partie inférieure d’un tronc d’arbre. Si l’arrière-plan donne une perception floue, quasi onirique du paysage, renforcée par l’effet de vignettage, la précision obtenue par l’emploi du collodion permet de distinguer précisément les aspérités de l’écorce, ses veines. D’autres marques, plus légères, mais néanmoins gravées dans la matière, apparaissent sur la partie supérieure du tronc. Ces morsures n’ont pas entravé la croissance de l’arbre, dont on peut deviner l’âge avancé, qui semble presque avoir gagné en ténacité par ces écorchures successives. Ses racines épaisses qui s’enfoncent dans le sol sont cachées à notre vue, mais leurs prémisses au ras du cadre témoignent pour Sally Mann d’une réflexion sur le temps, l’histoire et plus intimement sur son attachement au Sud. Continuer à grandir, à avancer, en conservant les traces des blessures passées, les soigner sans les effacer. Si la figure humaine est absente des photographies réalisées dans ces États, elles contiennent en creux plus d‘un siècle d’événements et de luttes, de l’esclavage à la ségrégation, des combats pour les droits civiques des Afro-Américains aux injustices et difficultés toujours actuelles auxquelles Sally Mann se confronte à la fin des années 1990.

Cécile Tourneur

Marc Pataut, Yannick Venot, Scherwiller, Alsace, juillet 1993, projet « Emmaüs » © Marc Pataut

Dans la démarche de Marc Pataut, réaliser un portrait ne signifie pas toujours porter son attention au visage. Sa proximité physique avec la personne photographiée, lors de la prise de vue, l’amène à se concentrer sur d’autres parties du corps, d’où émergent également des singularités et une histoire. Au début des années 1990, après le projet mené à Aulnay-sous-Bois, Marc Pataut se rend en Alsace pour réaliser un reportage sur une communauté Emmaüs. Pendant un an, ce qu’il observe n’est pas un groupe, mais des personnes isolées, en rupture de liens sociaux. Devant l’impossibilité de les réunir comme il le souhaitait, il invente un dispositif lui permettant de photographier individuellement les Compagnons, en s’approchant progressivement de chacun d’entre eux. Ces mains posées à plat le long du corps témoignent de la quatrième étape de la prise de vue, lorsque Marc Pataut, après la figure et la stature (le corps en entier) puis le visage, cerne un morceau de peau. À la surface émergent les veines, dont on devine le cheminement se prolonger sous les manches du chandail. Celui-ci, côtelé aux extrémités, semble scinder le corps en plusieurs endroits, marquant notamment la taille, comme une cicatrice rendue à demi invisible. Les motifs en pointillés sur le reste du vêtement apparaissent comme autant de signes à déchiffrer qui nous raconteraient, par fragments, le vécu de cet homme. La verticalité de la silhouette, renforcée par le point de vue frontal, est ébranlée. Le corps, les habits, se transforment progressivement en un paysage que l’on peut parcourir du regard. Si Marc Pataut s’attarde sur ces mains marquées par un certain type de travail, c’est qu’elles témoignent d’une ouverture par rapport au début de la rencontre, alors qu’il s’attend, au moment où il se rapproche le plus, à un repli. Cette interaction fugitive, mais inscrite dans ce corps et son image, témoigne d’un long processus de travail, faisant écho au titre de l’exposition « de proche en proche ».

Cécile Tourneur

Dans la démarche de Marc Pataut, réaliser un portrait ne signifie pas toujours porter son attention au visage. Sa proximité physique avec la personne photographiée, lors de la prise de vue, l’amène à se concentrer sur d’autres parties du corps, d’où émergent également des singularités et une histoire. Au début des années 1990, après le projet mené à Aulnay-sous-Bois, Marc Pataut se rend en Alsace pour réaliser un reportage sur une communauté Emmaüs. Pendant un an, ce qu’il observe n’est pas un groupe, mais des personnes isolées, en rupture de liens sociaux. Devant l’impossibilité de les réunir comme il le souhaitait, il invente un dispositif lui permettant de photographier individuellement les Compagnons, en s’approchant progressivement de chacun d’entre eux. Ces mains posées à plat le long du corps témoignent de la quatrième étape de la prise de vue, lorsque Marc Pataut, après la figure et la stature (le corps en entier) puis le visage, cerne un morceau de peau. À la surface émergent les veines, dont on devine le cheminement se prolonger sous les manches du chandail. Celui-ci, côtelé aux extrémités, semble scinder le corps en plusieurs endroits, marquant notamment la taille, comme une cicatrice rendue à demi invisible. Les motifs en pointillés sur le reste du vêtement apparaissent comme autant de signes à déchiffrer qui nous raconteraient, par fragments, le vécu de cet homme. La verticalité de la silhouette, renforcée par le point de vue frontal, est ébranlée. Le corps, les habits, se transforment progressivement en un paysage que l’on peut parcourir du regard. Si Marc Pataut s’attarde sur ces mains marquées par un certain type de travail, c’est qu’elles témoignent d’une ouverture par rapport au début de la rencontre, alors qu’il s’attend, au moment où il se rapproche le plus, à un repli. Cette interaction fugitive, mais inscrite dans ce corps et son image, témoigne d’un long processus de travail, faisant écho au titre de l’exposition « de proche en proche ».

Cécile Tourneur